– Si je revois jamais M. Joseph, dit Geneviève, je lui ferai certainement des reproches pour le beau service que m'a rendu son amitié; mais je n'en aurai pas de si tôt l'occasion. En attendant, il faut que je lui écrive; donne-moi l'écritoire, Henriette.
– Comment! il faut que tu lui écrives? s'écria Henriette, dont les yeux étincelèrent.
– Oui vraiment, répondit Geneviève en souriant; mais rassure-toi, ma chère, la lettre ne sera pas cachetée, et c'est toi qui la lui remettras. Seulement, je te prie de ne pas la lire avant de la lui donner.
– Ah! tu as des secrets avec Joseph!
– Cela est vrai, Henriette, je lui ai confié un secret; il te le dira, j'y consens.
– Et pourquoi commences-tu par lui? Tu n'as donc pas confiance en moi? tu me crois donc incapable de garder un secret?
– Oui, Henriette, incapable, répondit Geneviève en commençant sa lettre.
– Comme tu es drôle! dit Henriette en la regardant d'un air stupéfait. Enfin, il n'y a que toi au monde pour avoir de pareilles idées! Écrire à un jeune homme! tu trouves cela tout simple! et me donner la lettre, à moi qui suis sa maîtresse! et me dire: La voilà; elle n'est pas cachetée, tu ne la liras pas.
– Est-ce que j'ai tort de croire à ta délicatesse? dit Geneviève écrivant toujours.
– Non, certes; mais enfin c'est une commission bien singulière; et moi qui viens de faire une scène épouvantable à Joseph, quelle figure vais-je faire en lui portant une lettre de toi? une lettre!…
– Mais, ma chère, dit Geneviève, une lettre est une lettre; qu'y a-t-il de si tendre et de si intime dans l'envoi d'un papier plié?
– Mais, ma chère, répondit Henriette, entre jeunes gens et jeunes filles on ne s'écrit que pour se parler d'amour. De quoi peut-on se parler, si ce n'est de cela?
– En effet, je lui parle d'amour, répondit Geneviève, mais de l'amour d'un autre. Va, Henriette, emporte ce billet, et ne le remets pas demain avant midi. Embrasse-moi. Adieu!
XVI.
Geneviève passa la nuit à mettre tout en ordre. Elle fit ses cartons, et en touchant toutes ces fleurs qu'André aimait tant, elle y laissa tomber plus d'une larme. «Voici, leur disait-elle dans l'exaltation de ses pensées, la rosée qui désormais vous fera éclore. Ah! desséchez-vous, tristes filles de mon amour! Lui seul savait vous admirer, lui seul savait pourquoi vous étiez belles. Vous allez pâlir et vous effeuiller aux mains des indifférents: parmi eux je vais me flétrir comme vous. Hélas! nous avons tout perdu; vous aussi, vous ne serez plus comprises!»
Elle fit un autre paquet des livres qu'André lui avait donnés; mais la vue de ces livres si chers lui fut bien douloureuse. «C'est vous qui m'avez perdue, leur disait-elle. J'étais avide de savoir vous lire, mais vous m'avez fait bien du mal! Vous m'avez appris à désirer un bonheur que la société réprouve et que mon coeur ne peut supporter. Vous m'avez forcée à dédaigner tout ce qui me suffisait auparavant. Vous avez changé mon âme, il fallait donc aussi changer mon sort!»
Geneviève fit tous les apprêts de son départ avec l'ordre et la précision qui lui étaient naturels. Quiconque l'eût vue arranger tout son petit bagage de femme et d'artiste, et tapisser d'ouate la cage où devait voyager son chardonneret favori, l'eût prise pour une pensionnaire allant en vacances. Son coeur était cependant dévoré de douleur sous ce calme apparent. Elle ne se laissait aller à aucune démonstration violente, mais personne ne recevait des atteintes plus profondes; son âme rongeait son corps sans tacher sa joue ni plisser son front.
Le lendemain, à sept heures du matin, Geneviève, tristement cahotée dans la patache de Guéret, quitta le pays. Il n'y eut ni amis, ni larmes, ni petits soins à son départ. Elle s'en alla seule, comme elle avait longtemps vécu, ne s'inquiétant ni de la misère ni de la fatigue, se fiant à elle-même pour gagner son pain, ne demandant secours à personne, ne se plaignant de rien, mais emportant au fond de son âme une plaie incurable, le souvenir d'une espérance morte à jamais pour elle.
Henriette remit la lettre à Joseph d'un air de suffisance et de magnanimité auquel le bon Marteau ne fit pas attention. En voyant la signature de Geneviève, il se troubla, eut quelque peine à comprendre la lettre, la relut deux fois; puis, sans rien répondre aux questions d'Henriette, il se mit à courir et monta tout haletant l'escalier de Geneviève. La clef était à la porte; il entra sans songer à frapper, trouva la première et la seconde pièce vides, et pénétra dans l'atelier. Il n'y restait, de la présence de Geneviève, que quelques feuilles de roses en baptiste éparses sur la table. Un autre que Joseph les eût tendrement recueillies; il les prit dans sa main, les froissa avec colère et les jeta sur le carreau en jurant. Puis il courut seller son cheval et partit pour le château de Morand.
«Tout cela est bel et bon, mais Geneviève est partie!»
C'est ainsi qu'il entama la conversation en entrant brusquement dans la chambre d'André. André devint pâle, se leva et retomba sur sa chaise, sans rien comprendre à ce que disait Joseph, mais frappé de terreur à l'idée d'une souffrance nouvelle. Joseph lui fit une scène incompréhensible, lui reprocha sa lâcheté, sa froideur, et, quand il eut tout dit, s'aperçut enfin qu'il avait affligé et épouvanté André sans lui rien apprendre. Alors il se souvint des recommandations de Geneviève et des ménagements que demandait encore la santé de son ami; sa première vivacité apaisée, il sentit qu'il s'y était pris d'une manière cruelle et maladroite. Embarrassé de son rôle, il se promena dans la chambre avec agitation, puis tira la lettre de Geneviève de son sein et la jeta sur la table. André lut:
«Adieu, Joseph. Quand vous recevrez ce billet, je serai partie, tout sera fini pour moi. Ne me plaignez pas, ne vous affligez pas. J'ai du courage, je fais mon devoir, et il y a une autre vie que celle-ci. Dites à André que ma cousine s'est trouvée tout à coup si mal que j'ai été obligée de partir sur-le-champ sans attendre qu'il put venir me voir. Dites-lui que je reviendrai bientôt; suivez les instructions que je vous ai données hier, habituez-le peu à peu à m'oublier, ou du moins à renoncer à moi. Dites à son père que je le supplie de traiter André avec douceur, et que je suis partie pour jamais. Adieu, Joseph. Merci de votre amitié; reportez-la sur André. Je n'ai plus besoin de rien. Aimez Henriette, elle est sincère et bonne; ne la rendez pas malheureuse; sachez, par mon exemple, combien il est affreux de perdre l'espérance. Plus tard, quand tout sera réparé, guéri, oublié, souvenez-vous quelquefois de Geneviève.»
– Mais pourquoi? qu'ai-je fait, comment ai-je mérité qu'elle m'abandonne ainsi? s'écria André au désespoir.
– Je n'en sais, ma foi, rien, répondit Joseph. Le diable m'emporte si je comprends rien à vos amours! Mais ce n'est pas le moment de se creuser la cervelle. Écoute, André, il n'y a qu'un mot qui vaille: es-tu décidé à épouser Geneviève?
– Décidé! oui, Joseph. Comment peux-tu en douter?
– Décidé, bon. Maintenant es-tu sûr de l'épouser? as-tu songé à tout? as-tu prévu la colère et la résistance de ton père? as-tu fait ton plan? Veux-tu réclamer ta fortune et forcer son consentement, ou bien veux-tu vivre maritalement avec Geneviève dans un autre pays sans l'épouser, et prendre un état qui vous fasse subsister tous deux?
– Je ne ferai jamais cette dernière proposition à Geneviève. Je sais que je lui deviendrais odieux et que je rougirais de moi-même le jour où je chercherais à en faire ma maîtresse, quand je puis en faire ma femme.
– Tu résisteras donc à ton père hardiment, franchement?
– Oui.
– Eh bien! à l'oeuvre tout de suite. Geneviève n'est pas bien loin. Il faut courir après elle: tu es assez fort pour sortir; je vais mettre François au char à bancs de monsieur ton père. Il le prendra comme il voudra cette fois-ci, et nous partirons tous deux. Nous rejoindrons la route de Guéret par la traverse, et nous ramènerons Geneviève à la ville. Voilà pour aujourd'hui. Tu coucheras chez moi et tu écriras une jolie petite lettre au marquis, dans laquelle tu lui demanderas doucement et respectueusement son consentement… ensuite nous verrons venir.