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«Je le sais, lui répondit-il, mais souvenez-vous de ce que vous m'avez dit un jour. Vous êtes sans famille, sans protection; les méchants peuvent vous nuire et rendre votre position insoutenable. Vous aviez raison, mademoiselle; vous voyez qu'on vous menace; j'aurai beau me multiplier pour vous défendre, l'insulte n'en arrivera pas moins jusqu'à vous. Il suffit d'un mot pour que mon bras vous soit une égide et réduise vos ennemis au silence. Ce mot fera en même temps le bonheur de ma vie; si ce n'est par amitié pour moi, dites-le au moins par intérêt pour vous-même.

– Non, monsieur André, répondit doucement Geneviève en lui laissant prendre sa main, ce mot ne ferait pas le bonheur de votre vie; au contraire, il vous rendrait peut-être éternellement malheureux. Je suis pauvre, sans naissance; malgré vos soins, j'ai encore bien peu d'éducation: je vous serais trop inférieure, et comme je suis orgueilleuse, je vous ferais peut-être souffrir beaucoup. D'ailleurs votre famille ferait sans doute des difficultés pour me recevoir, et je ne pourrais me résoudre à supporter ses dédains.

– O froide et cruelle Geneviève! s'écria André, vous ne pourriez rien supporter pour moi, quand moi je traverserais l'univers pour contenter un de vos caprices, pour vous donner une fleur ou un oiseau. Ah! vous ne m'aimez pas!

– Pourquoi me dites-vous cela? répondit Geneviève; avez-vous bien besoin de mon amitié?

– Coeur de glace! s'écria André; vous m'avez parlé avec tant de confiance et de bonté, nous avons passé ensemble de si douces heures d'étude et d'épanchement, et vous n'aviez pas même de l'amitié pour moi!

– Vous savez bien le contraire, André, lui répondit Geneviève d'un ton ferme et franc en lui tendant sa main qu'il couvrit de baisers; mais ne pouvez-vous croire à mon amitié sans m'épouser? Si l'un de nous doit quelque chose à l'autre, c'est moi qui vous dois une vive reconnaissance pour vos leçons.

– Eh bien! s'écria André, acquittez-vous avec moi et soyez généreuse! acquittez-vous au centuple, soyez ma femme…

– C'est un prix bien sérieux, répondit-elle en souriant, pour des leçons de botanique et de géographie? Je ne savais pas qu'en apprenant ces belles choses-là je m'engageais au mariage…

– Nous nous y engagions l'un et l'autre aux yeux du monde, dit-André: nous ne l'avions pas prévu; mais puisqu'on nous le rappelle, cédons, vous par raison, moi par amour.

Il prononça ce dernier mot si bas que Geneviève l'entendit à peine…

«Je crains, lui dit-elle, que vous ne preniez un mouvement de loyauté romanesque pour un sentiment plus fort. Si nous étions du même rang, vous et moi, si notre mariage était une chose facile et avantageuse à tous deux, je vous dirais que je vous aime assez pour y consentir sans peine. Mais ce mariage sera traversé par mille obstacles: il causera du scandale ou au moins de l'étonnement; votre père s'y opposera peut-être, et je ne vois pas quelle raison assez forte nous avons l'un et l'autre pour braver tout cela. Une grande passion nous en donnerait la force et la volonté; mais il n'y a rien de tout cela entre nous, nous n'avons pas d'amour l'un pour l'autre.

– Juste ciel! que dit-elle donc? s'écria André au désespoir. Elle ne m'aime pas, et elle ne sait pas seulement que je l'aime!

– Pourquoi pleurez-vous? lui dit Geneviève avec amitié. Je vous afflige donc beaucoup? ce n'est pas mon intention.

– Et ce n'est pas votre faute non plus, Geneviève. Je suis malheureux de n'avoir pas senti plus tôt que vous ne m'aimiez pas; je croyais que vous compreniez mon amour et que vous aviez quelque pitié, puisque vous ne me repoussiez pas.

– Est-ce un reproche, André? Hélas! je ne le mérite pas. Il aurait fallu être vaine pour croire à votre amour: vous ne m'en avez jamais parlé.

– Est-ce possible? Je ne vous ai jamais dit, jamais fait comprendre que je ne vivais que pour vous, que je n'avais que vous au monde?

– Ce que vous dites est singulier, dit Geneviève après un instant d'émotion et de silence. Pourquoi m'aimez-vous tant? comment ai-je pu le mériter? qu'ai-je fait pour vous?

– Vous m'avez fait vivre, répondit André; ne m'en demandez pas davantage. Mon coeur sait pourquoi il vous aime, mais ma bouche ne saurait pas vous l'expliquer; et puis vous ne me comprendriez pas. Si vous m'aimiez, vous ne demanderiez pas pourquoi je vous aime; vous le sauriez comme moi, sans pouvoir le dire.

Geneviève garda encore un instant le silence; ensuite elle lui dit:

«Il faut que je sois franche. Je vous l'avoue: dans les premiers jours vous étiez si ému en entrant ici, et vous paraissiez si affligé quand je vous priais de cesser vos visites, que je me suis presque imaginé une ou deux fois que vous étiez amoureux; cela me faisait une espèce de chagrin et de peur. Les amours que je connais m'ont toujours paru si malheureux et si coupables que je craignais d'inspirer une passion trop frivole ou trop sérieuse. J'ai voulu vous fuir et me défendre de vos leçons; mais l'envie d'apprendre a été plus forte que moi, et…

– Quel aveu cruel vous me faites, Geneviève! C'est à votre amour pour l'étude que je dois le bonheur de vous avoir vue pendant ces deux mois!… Et moi, je n'y étais donc pour rien?

– Laissez-moi achever, lui dit Geneviève en rougissant; comment voulez-vous que je réponde à cela? je vous connaissais si peu… à présent c'est différent. Je regretterais le maître autant que la leçon…

– Autant? pas davantage? Ah! vous n'aimez que la science, Geneviève; vous avez une intelligence avide, un coeur bien calme…

– Mais non pas froid, lui dit-elle; je ne mérite pas ce reproche-là. Que vous disais-je donc?

– Que vous aviez presque deviné mon amour dans les commencements; et qu'ensuite…

– Ensuite je vous revis tout changé: vous aviez l'air grave, vous causiez tranquillement; et si vous vous attendrissiez, c'était en m'expliquant la grandeur de Dieu et la beauté de la terre. Alors je me rassurai; j'attribuai vos anciennes manières à la timidité ou à quelques idées de roman qui s'étaient effacées à mesure que vous m'aviez mieux connue.

– Et vous vous êtes trompée, dit André: plus je vous ai vue, plus je vous ai aimée. Si j'étais calme, c'est que j'étais heureux, c'est que je vous voyais tous les jours et que tous les jours je comptais sur un heureux lendemain, c'est que les seuls beaux moments de ma vie sont ceux que j'ai passés ici et aux Prés-Girault. Ah! vous ne savez pas depuis combien de temps je vous aime, et combien, sans cet amour, je serais resté malheureux.

Alors André, encouragé par le regard doux et attentif de Geneviève, lui raconta les ennuis de sa jeunesse, lui peignit la situation de son esprit et de son coeur avant le jour où il l'avait vue pour la première fois au bord de la rivière. Il lui raconta aussi l'amour qu'il avait eu pour elle depuis ce jour-là, et Geneviève n'y comprit rien.

«Comment cela peut-il se passer dans la tête d'une personne raisonnable? lui dit-elle. J'ai souvent entendu lire à Paris, dans notre atelier, des passages de roman qui ressemblaient à cela; mais je croyais que les livres avaient seuls le privilège de nous amuser avec de semblables folies.

– Ah! Geneviève, lui dit André tristement, il y a dans votre âme une étincelle encore enfouie. Vous avez la candeur d'un enfant, et ce qu'il y a de plus cruel et de plus doux dans la vie, vous l'ignorez! Ce qu'il y a de plus beau en vous-même, rien ne vous l'a encore révélé. C'est que vous n'avez pas encore entendu une voix assez pure pour vous charmer et vous convaincre; c'est que l'amour n'a parlé devant vous qu'une langue grossière ou puérile. Oh! qu'il serait heureux celui qui vous ferait comprendre ce que c'est qu'aimer! Si vous l'écoutiez, Geneviève, s'il pouvait vous initier à ces grands secrets de l'âme comme à une merveille de plus dans les oeuvres du Tout-Puissant, il vous le dirait à genoux, et il mourrait de bonheur le jour où vous lui diriez:-J'ai compris.