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GONZALO.-Seigneur, seigneur, voyez, voyez: voici encore des nôtres. Je l'avais prédit que tant qu'il y aurait un gibet sur la terre, ce gaillard-là ne serait pas noyé.-Eh bien! bouche à blasphèmes, dont les imprécations chassent de ton bord la miséricorde du ciel, quoi! pas un jurement sur le rivage! n'as-tu donc plus de langue à terre! Quelles nouvelles?

LE BOSSEMAN.-La meilleure de toutes, c'est que nous retrouvons ici notre roi et sa compagnie. Voici la seconde: notre navire, qui était tout ouvert, il y a trois heures, et que nous regardions comme perdu, est radoubé, debout, et aussi lestement gréé que lorsque nous avons mis à la mer pour la première fois.

ARIEL, à part.-Maître, tout cet ouvrage, je l'ai fait depuis que tu ne m'as vu.

PROSPERO, à part.-L'adroit petit lutin!

ALONZO.-Ce ne sont point là des événements naturels: l'extraordinaire va croissant et s'ajoutant à l'extraordinaire. Dites, comment êtes-vous venus ici?

LE BOSSEMAN.-Si je croyais être bien éveillé, seigneur, je tâcherais de vous le dire. Nous étions endormis, morts, et (comment? nous n'en savons rien) tous jetés sous les écoutilles. Là, il n'y a qu'un moment, des sons étranges et divers, des rugissements, des cris, des hurlements, des cliquetis de chaînes qui s'entre-choquaient, et beaucoup d'autres bruits tous horribles, nous ont réveillés. Nous ne faisons qu'un saut hors de là, et nous revoyons dans son assiette23 et remis à neuf notre royal, notre bon et brave navire: notre maître bondit de joie en le regardant. En un clin d'oeil, pas davantage, s'il vous plaît, nous avons été séparés des autres, et, encore tout assoupis, amenés ici comme dans un songe.

Note 23: On dit qu'un vaisseau est en assiette quand il a toutes ses qualités, et qu'il est dans la meilleure situation possible.

ARIEL, à part.-Ai-je bien fait mon devoir?

PROSPERO, à part.-A ravir! La diligence en personne! Tu vas être libre.

ALONZO.-Voilà le plus surprenant dédale où jamais aient erré les hommes! Il y a dans tout ceci quelque chose au delà de ce qu'a jamais opéré la nature. Il faut qu'un oracle nous instruise de ce que nous en devons penser.

PROSPERO.-Seigneur, mon suzerain, ne fatiguez point votre esprit à agiter en lui-même la singularité de ces événements: nous choisirons, et dans peu, un instant de loisir où je vous donnerai à vous seul (et vous le trouverez raisonnable) l'explication de tout ce qui est arrivé ici; jusque-là soyez tranquille, et croyez que tout est bien.-Approche, esprit; délivre Caliban et ses compagnons, lève le charme. (Ariel sort.)-Eh bien! comment se trouve mon gracieux seigneur? Il vous manque encore de votre suite quelques malotrus que vous oubliez.

(Rentre Ariel, chassant devant lui Caliban, Stephano et Trinculo, vêtus des habits qu'ils ont volés.)

STEPHANO.-Que chacun s'évertue pour le bien de tous les autres, et que personne ne s'inquiète de soi, car tout n'est que hasard dans la vie.-Corraggio! monstre fier-à-bras, corraggio!

TRINCULO, à la vue du roi.-Si ces deux espions que je porte en tête ne me trompent pas, voilà une bienheureuse apparition!

CALIBAN.-O Sétébos, que voilà des esprits de bonne mine! que mon maître est beau! j'ai bien peur qu'il ne me châtie.

SÉBASTIEN.-Ah! ah! qu'est-ce que c'est que ces animaux-là, seigneur Antonio? les aurait-on pour de l'argent!

ANTONIO.-Probablement: l'un d'eux est un vrai poisson, et sans doute à vendre.

PROSPERO.-Seigneurs, considérez seulement ce que vous indique l'aspect de ces hommes, et décidez s'ils sont honnêtes gens. Cet esclave difforme eut pour mère une sorcière, et si puissante24 qu'elle pouvait tenir tête à la lune, enfler ou abaisser les marées, et agir en son nom sans son aveu. Tous les trois m'ont volé: ce demi-démon, car c'est un démon bâtard, avait fait avec les deux autres le complot de m'ôter la vie. Des trois en voilà deux que vous devez connaître et réclamer. Quant à ce fruit des ténèbres, je déclare qu'il m'appartient.

Note 24: One so strong. Dans toutes les anciennes accusations de sorcellerie en Angleterre, on trouve constamment l'épithète de strong (forte, puissante), associée au mot witch (sorcière), comme une qualification spéciale et augmentative. Les tribunaux furent obligés de décider, contre l'opinion populaire, que le mot strong n'ajoutait rien à l'accusation, et ne pouvait être un motif de poursuivre.

CALIBAN.-Je serai pincé à mort.

ALONZO.-N'est-ce pas là Stephano, mon ivrogne de sommelier?

SÉBASTIEN.-Il est encore ivre. Où a-t-il eu du vin?

ALONZO.-Et Trinculo est aussi tout branlant. Où ont-ils trouvé le grand élixir qui les a ainsi dorés25? Comment donc t'es-tu accommodé de cette sorte26?

Note 25: Allusion à l'élixir des alchimistes.

Note 26: How cam'st thou in this pickle? Et Trinculo répond: I have been in such a pickle, etc. Pickle signifie saumure, les choses à conserver dans la saumure; et par extension et en plaisanterie, l'état, la condition où l'on se trouve, où l'on se conserve.

TRINCULO.-J'ai été accommodé dans une telle saumure depuis que je ne vous ai vu, que je crains bien qu'elle ne sorte plus de mes os. Je n'aurai plus peur des mouches.

SÉBASTIEN.-Comment, qu'as-tu donc, Stephano?

STEPHANO.-Oh! ne me touchez pas: je ne suis plus Stephano; Stephano n'est plus que crampes.

PROSPERO.-Monsieur le drôle, vous vouliez être le roi de cette île.

STEPHANO.-J'aurais donc été un cancre de roi.

ALONZO, montrant Caliban.-Voilà l'objet le plus étrange que mes yeux aient jamais vu.

PROSPERO.-Il est aussi monstrueux dans ses moeurs qu'il l'est dans sa forme.-Entrez dans la grotte, coquin. Prenez avec vous vos compagnons: si vous avez envie d'obtenir mon pardon, décorez-la soigneusement.

CALIBAN.-Vraiment je n'y manquerai pas: je deviendrai sage, et je tâcherai d'obtenir ma grâce. Trois fois double âne que j'étais de prendre cet ivrogne pour un dieu, et d'adorer un si sot imbécile!

PROSPERO.-Fais ce que je te dis; va-t'en.

ALONZO.-Hors d'ici! Allez remettre tout cet équipage où vous l'avez trouvé.

SÉBASTIEN.-Où ils l'ont volé plutôt.

PROSPERO.-Seigneur, j'invite Votre Altesse et sa suite à entrer dans ma pauvre grotte: vous vous y reposerez cette seule nuit. J'en emploierai une partie à des entretiens qui, je n'en doute point, vous la feront passer rapidement. Je vous raconterai l'histoire de ma vie et des hasards divers qui se sont succédé depuis mon arrivée dans cette île; et dès l'aurore je vous conduirai à votre vaisseau, et de suite à Naples, où j'espère voir célébrer les noces de nos chers bien-aimés. De là je me retire à Milan, où désormais le tombeau va devenir ma troisième pensée.

ALONZO.-Je languis d'entendre l'histoire de votre vie; elle doit intéresser étrangement l'oreille qui l'écoute.

PROSPERO.-Je n'omettrai rien; et je vous promets des mers calmes, des vents propices, et un navire si agile qu'il devancera de bien loin votre royale flotte.-(A part.) Mon Ariel, mon oiseau, c'est toi que j'en charge. Libre ensuite, rends-toi aux éléments et vis joyeux.-Venez, de grâce.

(Ils sortent.)