Dans l'escalier, j'entendis derrière moi une voix qui m'interpellait:

– Voilà comme vous m'attendez, Monsieur. C'était M. de Charlus.

– Cela vous est égal de faire quelques pas à pied? me dit-il sèchement, quand nous fûmes dans la cour. Nous marcherons jusqu'à ce que j'aie trouvé un fiacre qui me convienne.

– Vous vouliez me parler de quelque chose, Monsieur?

– Ah! voilà, en effet, j'avais certaines choses à vous dire, mais je ne sais trop si je vous les dirai. Certes je crois qu'elles pourraient être pour vous le point de départ d'avantages inappréciables. Mais j'entrevois aussi qu'elles amèneraient dans mon existence, à mon âge où on commence à tenir à la tranquillité, bien des pertes de temps, bien des dérangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne pour vous tout ce tracas, et je n'ai pas le plaisir de vous connaître assez pour en décider. Peut-être aussi n'avez-vous pas de ce que je pourrais faire pour vous un assez grand désir pour que je me donne tant d'ennuis, car je vous le répète très franchement, Monsieur, pour moi ce ne peut être que de l'ennui.

Je protestai qu'alors il n'y fallait pas songer. Cette rupture des pourparlers ne parut pas être de son goût.

– Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d'un ton dur. Il n'y a rien de plus agréable que de se donner de l'ennui pour une personne qui en vaille le peine. Pour les meilleurs d'entre nous, l'étude des arts, le goût de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des ersatz, des succédanés, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme Diogène, nous demandons un homme. Nous cultivons les bégonias, nous taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bégonias se laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps à un arbuste humain, si nous étions sûrs qu'il en valût la peine. Toute la question est là; vous devez vous connaître un peu. Valez-vous la peine ou non?

– Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, être pour vous une cause de soucis, lui dis-je, mais quant à mon plaisir, croyez bien que tout ce qui me viendra de vous m'en causera un très grand. Je suis profondément touché que vous veuillez bien faire ainsi attention à moi et chercher à m'être utile.

A mon grand étonnement ce fut presque avec effusion qu'il me remercia de ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarité intermittente qui m'avait déjà frappé à Balbec et qui contrastait avec la dureté de son accent:

– Avec l'inconsidération de votre âge, me dit-il, vous pourriez parfois avoir des paroles capables de creuser un abîme infranchissable entre nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour vous.

Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces paroles qui, bien que mêlées de dédain, étaient si affectueuses, M. de Charlus tantôt fixait ses regards sur moi avec cette fixité intense, cette dureté perçante qui m'avaient frappé le premier matin où je l'avais aperçu devant le casino à Balbec, et même bien des années avant, près de l'épinier rose, à côté de Mme Swann que je croyais alors sa maîtresse, dans le parc de Tansonville; tantôt il les faisait errer autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux à cette heure de relais, avec tant d'insistance que plusieurs s'arrêtèrent, le cocher ayant cru qu'on voulait le prendre. Mais M. de Charlus les congédiait aussitôt.

– Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de lanternes, du quartier où ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me dit-il, que vous ne puissiez pas vous méprendre sur le caractère purement désintéressé et charitable de la proposition que je vais vous adresser.

J'étais frappé combien sa diction ressemblait à celle de Swann encore plus qu'à Balbec.

– Vous êtes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que c'est par «manque de relations», par crainte de la solitude et de l'ennui, que je m'adresse à vous. Je n'aime pas beaucoup à parler de moi, Monsieur, mais enfin, vous l'avez peut-être appris, un article assez retentissant du Times y a fait allusion, l'empereur d'Autriche, qui m'a toujours honoré de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des relations de cousinage, a déclaré naguère dans un entretien rendu public que, si M. le comte de Chambord avait eu auprès de lui un homme possédant aussi à fond que moi les dessous de la politique européenne, il serait aujourd'hui roi de France. J'ai souvent pensé, Monsieur, qu'il y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances que vous apprendrez peut-être un jour, un trésor d'expérience, une sorte de dossier secret et inestimable, que je n'ai pas cru devoir utiliser personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme à qui je livrerais en quelques mois ce que j'ai mis plus de trente ans à acquérir et que je suis peut-être seul à posséder. Je ne parle pas des jouissances intellectuelles que vous auriez à apprendre certains secrets qu'un Michelet de nos jours donnerait des années de sa vie pour connaître et grâce auxquels certains événements prendraient à ses yeux un aspect entièrement différent. Et je ne parle pas seulement des événements accomplis, mais de l'enchaînement de circonstances (c'était une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la prononçait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier, mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus ces circonstances qu'il ne spécifiait pas et leur enchaînement). Je vous donnerais une explication inconnue non seulement du passé, mais de l'avenir. M. de Charlus s'interrompit pour me poser des questions sur Bloch dont on avait parlé sans qu'il eût l'air d'entendre, chez Mme de Villeparisis. Et de cet accent dont il savait si bien détacher ce qu'il disait qu'il avait l'air de penser à toute autre chose et de parler machinalement par simple politesse; il me demanda si mon camarade était jeune, était beau, etc. Bloch, s'il l'eût entendu, eût été plus en peine encore que pour M. de Norpois, mais à cause de raisons bien différentes, de savoir si M. de Charlus était pour ou contre Dreyfus. «Vous n'avez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après m'avoir posé ces questions sur Bloch, d'avoir parmi vos amis quelques étrangers.» Je répondis que Bloch était Français. «Ah! dit M. de Charlus, j'avais cru qu'il était Juif.» La déclaration de cette incompatibilité me fit croire que M. de Charlus était plus antidreyfusard qu'aucune des personnes que j'avais rencontrées; Il protesta au contraire contre l'accusation de trahison portée contre Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme: «Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu'on le dit, je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de m'intéresser. En tout cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis un crime contre sa patrie s'il avait trahi la Judée, mais qu'est-ce qu'il a à voir avec la France?» J'objectai que, s'il y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres. «Peut-être et il n'est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. Mais si on fait venir des Sénégalais et des Malgaches, je ne pense pas qu'ils mettront grand coeur à défendre la France, et c'est bien naturel. Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction aux règles de l'hospitalité. Mais laissons cela. Peut-être pourriez-vous demander à votre ami de me faire assister à quelque belle fête au temple, à une circoncision, à des chants juifs. Il pourrait peut-être louer une salle et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des Psaumes par Racine pour distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-être arranger même des parties pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son père où il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante. Il pourrait même, pendant qu'il y est, frapper à coups redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour nous déplaire, hein! petit ami, puisque nous aimons les spectacles exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait donner une correction méritée à un vieux chameau.» En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de traits de bonté admirables, de la part du baron, à l'égard, de cette vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque, et je me disais que les rapports, peu étudiés jusqu'ici, me semblait-il, entre la bonté et la méchanceté dans un même coeur, pour divers qu'ils puissent être, seraient intéressants à établir.