– Mais voyons, mon chéri, tu sais bien, dit sa mère, c'est la soeur de Vermandois; c'est elle qui t'avait donné ce beau jeu de billard que tu aimais tant.

– Comment, c'est la soeur de Vermandois, je n'en avais pas la moindre idée. Ah! ma famille est épatante, dit-il en se tournant à demi vers moi et en prenant sans s'en rendre compte les intonations de Bloch comme il empruntait ses idées, elle connaît des gens inouïs, des gens qui s'appellent plus ou moins Saint-Ferréol (et détachant la dernière consonne de chaque mot), elle va au bal, elle se promène en Victoria, elle mène une existence fabuleuse. C'est prodigieux.

Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit léger, bref et fort comme d'un sourire forcé qu'on ravale, et qui était destiné à montrer qu'elle prenait part, dans la mesure où la parenté l'y obligeait, à l'esprit de son neveu. On vint annoncer que le prince de Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu'il était là.

– Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis à l'ancien ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand.

Mais la marquise le rappela:

– Attendez, monsieur; faudra-t-il que je lui montre la miniature de l'Impératrice Charlotte?

– Ah! je crois qu'il sera ravi, dit l'Ambassadeur d'un ton pénétré et comme s'il enviait ce fortuné ministre de la faveur qui l'attendait.

– Ah! je sais qu'il est très bien pensant, dit Mme de Marsantes, et c'est si rare parmi les étrangers. Mais je suis renseignée. C'est l'antisémitisme en personne.

Le nom du prince gardait, dans la franchise avec, laquelle ses premières syllabes étaient-comme on dit en musique-attaquées, et dans la bégayante répétition qui les scandait, l'élan, la naïveté maniérée, les lourdes «délicatesses» germaniques projetées comme des branchages verdâtres sur le «Heim» d'émail bleu sombre qui déployait la mysticité d'un vitrail rhénan, derrière les dorures pâles et finement ciselées du XVIIIe siècle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il était formé, celui d'une petite ville d'eaux allemande, où tout enfant j'avais été avec ma grand'mère, au pied d'une montagne honorée par les promenades de Goethe, et des vignobles de laquelle nous buvions au Kurhof les crus illustres à l'appellation composée et retentissante comme les épithètes qu'Homère donne à ses héros. Aussi à peine eus-je entendu prononcer le nom du prince, qu'avant de m'être rappelé la station thermale il me parut diminuer, s'imprégner d'humanité, trouver assez grande pour lui une petite place dans ma mémoire, à laquelle il adhéra, familier, terre à terre, pittoresque, savoureux, léger, avec quelque chose d'autorisé, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et je reconnus le nom d'un village traversé par la rivière où chaque soir, la cure finie, j'allais en barque, à travers les moustiques; et celui d'une forêt assez éloignée pour que le médecin ne m'eût pas permis d'y aller en promenade. Et en effet, il était compréhensible que la suzeraineté du seigneur s'étendît aux lieux circonvoisins et associât à nouveau dans l'énumération de ses titres les noms qu'on pouvait lire à côté les uns des autres sur une carte. Ainsi, sous la visière du prince du Saint-Empire et de l'écuyer de Franconie, ce fut le visage d'une terre aimée où s'étaient souvent arrêtés pour moi les rayons du soleil de six heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et électeur palatin, fût entré. Car j'appris en quelques instants que les revenus qu'il tirait de la forêt et de la rivière peuplées de gnomes et d'ondines, de la montagne enchantée où s'élève le vieux Burg qui garde le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir cinq automobiles Charron, un hôtel à Paris et un à Londres, une loge le lundi à l'Opéra et une aux «mardis» des «Français». Il ne me semblait pas-et il ne semblait pas lui-même le croire-qu'il différât des hommes de même fortune et de même âge qui avaient une moins poétique origine. Il avait leur culture, leur idéal, se réjouissant de son rang mais seulement à cause des avantages qu'il lui conférait, et n'avait plus qu'une ambition dans la vie, celle d'être élu membre correspondant de l'Académie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il était venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme était à la tête de la coterie la plus fermée de Berlin, avait sollicité d'être présenté chez la marquise, ce n'était pas qu'il en eût éprouvé d'abord le désir. Rongé depuis des années par cette ambition d'entrer à l'Institut, il n'avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus de cinq le nombre des Académiciens qui semblaient prêts à voter pour lui. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d'au moins une dizaine de voix auxquelles il était capable, grâce à d'habiles transactions, d'en ajouter d'autres. Aussi le prince, qui l'avait connu en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le voir et avait-il fait tout ce qu'il avait pu pour se le concilier. Mais il avait eu beau multiplier les amabilités, faire avoir au marquis des décorations russes, le citer dans des articles de politique étrangère, il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces prévenances avaient l'air de ne pas compter, qui n'avait pas fait avancer sa candidature d'un pas, ne lui avait même pas promis sa voix! Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extrême politesse, même ne voulait pas qu'il se dérangeât et «prît la peine de venir jusqu'à sa porte», se rendait lui-même à l'hôtel du prince et, quand le chevalier teutonique avait lancé: «Je voudrais bien être votre collègue», répondait d'un ton pénétré: «Ah! je serais très heureux!» Et sans doute un naïf, un docteur Cottard, se fût dit: «Voyons, il est là chez moi, c'est lui qui a tenu à venir parce qu'il me considère comme un personnage plus important que lui, il me dit qu'il serait heureux que je sois de l'Académie, les mots ont tout de même un sens, que diable! sans doute s'il ne me propose pas de voter pour moi, c'est qu'il n'y pense pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les alouettes me tombent toutes rôties, que j'ai autant de voix que j'en veux, et c'est pour cela qu'il ne m'offre pas la sienne, mais je n'ai qu'à le mettre au pied du mur, là, entre nous deux, et à lui dire: «Eh bien! votez pour moi», et il sera obligé de le faire.

Mais le prince de Faffenheim n'était pas un naïf; il était ce que le docteur Cottard eût appelé «un fin diplomate» et il savait que M. de Norpois n'en était pas un moins fin, ni un homme qui ne se fût pas avisé de lui-même qu'il pourrait être agréable à un candidat en votant pour lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires Étrangères, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fût comme maintenant pour lui-même, de ces conversations où on sait d'avance jusqu'où on veut aller et ce qu'on ne vous fera pas dire. Il n'ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c'est pour cela qu'il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de Saint-André. Mais s'il eût dû rendre compte à son gouvernement de l'entretien qu'il avait eu après cela avec M. de Norpois, il eût pu énoncer dans sa dépêche:

«J'ai compris que j'avais fait fausse route.» Car dès qu'il avait recommencé à parler Institut, M. de Norpois lui avait redit:

– J'aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collègues. Ils doivent, je pense, se sentir vraiment honorés que vous ayez pensé à eux. C'est une candidature tout à fait intéressante, un peu en dehors de nos habitudes. Vous savez, l'Académie est très routinière, elle s'effraye de tout ce qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je l'en blâme. Que de fois il m'est arrivé de le laisser entendre à mes collègues. Je ne sais même pas, Dieu me pardonne, si le mot d'encroûtés n'est pas sorti une fois de mes lèvres, avait-il ajouté avec un sourire scandalisé, à mi-voix, presque a parte, comme dans un effet de théâtre et en jetant sur le prince un coup d'oeil rapide et oblique de son oeil bleu, comme un vieil acteur qui veut juger de son effet. Vous comprenez, prince, que je ne voudrais pas laisser une personnalité aussi éminente que la vôtre s'embarquer dans une partie perdue d'avance. Tant que les idées de mes collègues resteront aussi arriérées, j'estime que la sagesse est de s'abstenir. Croyez bien d'ailleurs que si je voyais jamais un esprit un peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce collège qui tend à devenir une nécropole, si j'escomptais une chance possible pour vous, je serais le premier à vous en avertir.