– J'ai de meilleures nouvelles, me dit-elle à l'oreille, je crois que cela ne bat plus que d'une aile et qu'ils ne tarderont pas à être séparés, malgré un officier qui a joué un rôle abominable dans tout cela, ajouta-t-elle. (Car la famille de Robert commençait à en vouloir à mort à M. de Borodino qui avait donné la permission pour Bruges, sur les instances du coiffeur, et l'accusait de favoriser une liaison infâme.) C'est quelqu'un de très mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l'accent vertueux des Guermantes même les plus dépravés. De très, très mal, reprit-elle en mettant trois t à très. On sentait qu'elle ne doutait pas qu'il ne fût en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l'amabilité était chez la marquise l'habitude dominante, son expression de sévérité froncée envers l'horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase ironique le nom: le Prince de Borodino, en femme pour qui l'Empire ne compte pas, s'acheva en un tendre sourire à mon adresse avec un clignement d'oeil mécanique de connivence vague avec moi.

– J'aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu'il soit un mauvais chien, parce qu'il est extrêmement bien élevé. J'aime beaucoup, pas lui, mais les personnes extrêmement bien élevées, c'est si rare, continua-t-il sans se rendre compte, parce qu'il était lui-même très mal élevé, combien ses paroles déplaisaient. Je vais vous citer une preuve que je trouve très frappante de sa parfaite éducation. Je l'ai rencontré une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux belles jantes, après avoir passé lui-même les courroies splendides à deux chevaux nourris d'avoine et d'orge et qu'il n'est pas besoin d'exciter avec le fouet étincelant. Il nous présenta, mais je n'entendis pas le nom du jeune homme, car on n'entend jamais le nom des personnes à qui on vous présente, ajouta-t-il en riant parce que c'était une plaisanterie de son père. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas de frais exagérés pour le jeune homme, ne parut gêné en aucune façon. Or, par hasard, j'ai appris quelques jours après que le jeune homme était le fils de Sir Rufus Israël!

La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de l'amitié de qui on n'eût pas eu l'idée de s'enorgueillir, bien au contraire!

– Je l'ai appris, dit Bloch, par le fondé de pouvoir de Sir Rufus Israël, lequel est un ami de mon père et un homme tout à fait extraordinaire. Ah! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec cette énergie affirmative, cet accent d'enthousiasme qu'on n'apporte qu'aux convictions qu'on ne s'est pas formées soi-même.

Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois.

– Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus. Il y a là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de prendre une interview à ce diplomate considérable, dit-il d'un ton sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inférieur à l'Ambassadeur.

– Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut avoir Saint-Loup? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m'en moque comme de l'an quarante, mais c'est au point de vue balzacien, tu comprends. Et tu ne sais même pas en quoi c'est placé, s'il a des valeurs, françaises, étrangères, des terres?

Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler à mi-voix, Bloch demanda très haut la permission d'ouvrir les fenêtres et, sans attendre la réponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu'il était impossible d'ouvrir, qu'elle était enrhumée. «Ah! si ça doit vous faire du mal! répondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu'il fait chaud!» Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien élevés. Ses yeux allumés, qui n'avaient pu débaucher personne, reprirent avec résignation leur sérieux; il déclara en matière de défaite: «Il fait au moins 22 degrés 25! Cela ne m'étonne pas. Je suis presque en nage. Et je n'ai pas, comme le sage Anténor, fils du fleuve Alpheios, la faculté de me tremper dans l'onde paternelle, pour étancher ma sueur, avant de me mettre dans une baignoire polie et de m'oindre d'une huile parfumée.» Et avec ce besoin qu'on a d'esquisser à l'usage des autres des théories médicales dont l'application serait favorable à notre propre bien-être: «Puisque vous croyez que c'est bon pour vous! Moi je crois tout le contraire. C'est justement ce qui vous enrhume.»

Mme de Villeparisis regretta qu'il eût dit cela aussi tout haut, mais n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée d'entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui l'avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la plaisanterie paternelle: «N'ai-je pas lu de lui une savante étude où il démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des Japonais? Et n'est-il pas un peu gâteux? Il me semble que c'est lui que j'ai vu viser son siège, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme sur des roulettes.»

– Jamais de la vie! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais pas ce qu'il peut faire.

Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus grande partie de son temps chez elle:

– Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes et voilà une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton boudeur à Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe.

Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et Mme de Villeparisis, bien qu'il ne se fût pas permis de lui amener des personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des relations qu'il était obligé de cultiver), était tenue par lui au courant de ce qui se passait. De même ces nommes politiques du régime n'auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de Villeparisis. Mais plusieurs étaient aller le chercher chez elle à la campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au château. On ne voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait: «Monsieur, je sais qu'on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux?»

– Vous n'êtes pas trop pressé? demanda Mme de Villeparisis à Bloch?

– Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire, dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.

– Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu'il est encore là? Il est gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-être, et pensant que des gens qu'elle connaissait tous deux n'avaient aucune raison de ne pas se lier.

– Oh! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais… qu'à peine, il est là-bas plus loin, dit Bloch confus et ravi.

Le maître d'hôtel n'avait pas dû exécuter d'une façon complète la commission dont il venait d'être chargé pour M. de Norpois. Car celui-ci, pour faire croire qu'il arrivait du dehors et n'avait pas encore vu la maîtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans l'antichambre et vint baiser cérémonieusement la main de Mme de Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le même intérêt qu'on manifeste après une longue absence. Il ignorait que la marquise de Villeparisis avait préalablement ôté toute vraisemblance à cette comédie, à laquelle elle coupa court d'ailleurs en emmenant M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les amabilités qu'on faisait à celui qu'il ne savait pas encore être M. de Norpois, et les saluts compassés, gracieux et profonds par lesquels l'Ambassadeur y répondait, Bloch se sentait inférieur à tout ce cérémonial et, vexé de penser qu'il ne s'adresserait jamais à lui, m'avait dit pour avoir l'air à l'aise: «Qu'est-ce que cette espèce d'imbécile?» Peut-être du reste toutes les salutations de M. de Norpois choquant ce qu'il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus directe d'un milieu moderne, est-ce en partie sincèrement qu'il les trouvait ridicules. En tout cas elles cessèrent de le lui paraître et même l'enchantèrent dès la seconde où ce fut lui, Bloch, qui se trouva en être l'objet.