– Je viens justement de dîner avec lui chez Mme de Villeparisis, dit le général, mais sans sourire ni adhérer aux plaisanteries de la duchesse.

– Est-ce que M. de Norpois était là, demanda le prince Von, qui pensait toujours à l'Académie des Sciences morales.

– Oui, dit le général. Il a même parlé de votre empereur.

– Il paraît que l'empereur Guillaume est très intelligent, mais il n'aime pas la peinture d'Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui, répondit la duchesse, je partage sa manière de voir. Quoique Elstir ait fait un beau portrait de moi. Ah! vous ne le connaissez pas? Ce n'est pas ressemblant mais c'est curieux. Il est intéressant pendant les poses. Il m'a fait comme une espèce de vieillarde. Cela imite les Régentes de l'hôpital de Hals. Je pense que vous connaissez ces sublimités, pour prendre une expression chère à mon neveu, dit en se tournant vers moi la duchesse qui faisait battre légèrement son éventail de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement sa tête en arrière, car tout en étant toujours grande dame, elle jouait un petit peu à la grande dame. Je dis que j'étais allé autrefois à Amsterdam et à La Haye, mais que, pour ne pas tout mêler, comme mon temps était limité, j'avais laissé de côté Haarlem.-Ah! La Haye, quel musée! s'écria M. de Guermantes.

Je lui dis qu'il y avait sans doute admiré la Vue de Delft de Vermeer. Mais le duc était moins instruit qu'orgueilleux. Aussi se contenta-t-il de me répondre d'un air de suffisance, comme chaque fois qu'on lui parlait d'une œuvre d'un musée, ou bien du Salon, et qu'il ne se rappelait pas: «Si c'est à voir, je l'ai vu!»

– Comment! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n'êtes pas allé à Haarlem? s'écria la duchesse. Mais quand même vous n'auriez eu qu'un quart d'heure c'est une chose extraordinaire à avoir vue que les Hals. Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut d'une impériale de tramway sans s'arrêter, s'ils étaient exposés dehors, devrait ouvrir les yeux tout grands.

Cette parole me choqua comme méconnaissant la façon dont se forment en nous les impressions artistiques, et parce qu'elle semblait impliquer que notre œil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend des instantanés.

M. de Guermantes, heureux qu'elle me parlât avec une telle compétence des sujets qui m'intéressaient, regardait la prestance célèbre de sa femme, écoutait ce qu'elle disait de Frans Hals et pensait: «Elle est ferrée à glace sur tout. Mon jeune invité peut se dire qu'il a devant lui une grande dame d'autrefois dans toute l'acception du mot, et comme il n'y en a pas aujourd'hui une deuxième.» Tels je les voyais tous deux, retirés de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais inégalement, comme tant de ménages du faubourg Saint-Germain où la femme a eu l'art de s'arrêter à l'âge d'or, l'homme, la mauvaise chance de descendre à l'âge ingrat du passé, l'une restant encore Louis XV quand le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fût pareille aux autres femmes, ç'avait été pour moi d'abord une déception, c'était presque, par réaction, et tant de bons vins aidant, un émerveillement. Un Don Juan d'Autriche, une Isabelle d'Este, situés pour nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande histoire que le côté de Méséglise avec le côté de Guermantes. Isabelle d'Este fut sans doute, dans la réalité, une fort petite princesse, semblable à celles qui sous Louis XIV n'obtenaient aucun rang particulier à la cour. Mais, nous semblant d'une essence unique et, par suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d'une moindre grandeur, de sorte qu'un souper avec Louis XIV nous paraîtrait seulement offrir quelque intérêt, tandis qu'en Isabelle d'Este nous nous trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle héroïne de roman. Or, après avoir, en étudiant Isabelle d'Este, en la transplantant patiemment de ce monde féerique dans celui de l'histoire, constaté que sa vie, sa pensée, ne contenaient rien de cette étrangeté mystérieuse que nous avait suggérée son nom, une fois cette déception consommée, nous savons un gré infini à cette princesse d'avoir eu, de la peinture de Mantegna, des connaissances presque égales à celles, jusque-là méprisées par nous et mises, comme eût dit Françoise, «plus bas que terre», de M. Lafenestre. Après avoir gravi les hauteurs inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de la vie de la duchesse, j'éprouvais à y trouver les noms, familiers ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, hélas, de Vibert, le même étonnement qu'un voyageur, après avoir tenu compte, pour imaginer la singularité des mœurs dans un vallon sauvage de l'Amérique Centrale ou de l'Afrique du Nord, de l'éloignement géographique, de l'étrangeté des dénominations de la flore, éprouve à découvrir, une fois traversé un rideau d'aloès géants ou de mancenilliers, des habitants qui (parfois même devant les ruines d'un théâtre romain et d'une colonne dédiée à Vénus) sont en train de lire Mérope ou Alzire. Et si loin, si à l'écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j'avais connues, la culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s'était efforcée, sans intérêt, sans raison d'ambition, de descendre au niveau de celles qu'elle ne connaîtrait jamais, avait le caractère méritoire, presque touchant à force d'être inutilisable, d'une érudition en matière d'antiquités phéniciennes chez un homme politique ou un médecin. «J'en aurais pu vous montrer un très beau, me dit aimablement Mme de Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, prétendent certaines personnes, et que j'ai hérité d'un cousin allemand. Malheureusement il s'est trouvé «fieffé» dans le château; vous ne connaissiez pas cette expression? moi non plus,» ajouta-t-elle par ce goût qu'elle avait de faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur les coutumes anciennes, mais auxquelles elle était inconsciemment et âprement attachée. «Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais j'avoue que je l'aurais été encore bien plus, si j'avais pu vous faire les honneurs de mon Hals, de ce tableau «fieffé».

– Je le connais, dit le prince Von, c'est celui du grand-duc de Hesse.

– Justement, son frère avait épousé ma sœur, dit M. de Guermantes, et d'ailleurs sa mère était cousine germaine de la mère d'Oriane.

– Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me permettrai de dire que, sans avoir d'opinion sur ses œuvres, que je ne connais pas, la haine dont le poursuit l'empereur ne me paraît pas devoir être retenue contre lui. L'empereur est d'une merveilleuse intelligence.

– Oui, j'ai dîné deux fois avec lui, une fois chez ma tante Sagan, une fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l'ai trouvé curieux. Je ne l'ai pas trouvé simple! Mais il a quelque chose d'amusant, d'«obtenu», dit-elle en détachant le mot, comme un œillet vert, c'est-à-dire une chose qui m'étonne et ne me plaît pas infiniment, une chose qu'il est étonnant qu'on ait pu faire, mais que je trouve qu'on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J'espère que je ne vous «choque» pas?

– L'empereur est d'une intelligence inouïe, reprit le prince, il aime passionnément les arts; il a sur les œuvres d'art un goût en quelque sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau, il le reconnaît tout de suite, il le prend en haine. S'il déteste quelque chose, il n'y a aucun doute à avoir, c'est que c'est excellent. (Tout le monde sourit.)

– Vous me rassurez, dit la princesse.

– Je comparerai volontiers l'empereur, reprit le prince qui, ne sachant pas prononcer le mot archéologue (c'est-à-dire comme si c'était écrit kéologue), ne perdait jamais une occasion de s'en servir, à un vieil archéologue (et le prince dit arshéologue) que nous avons à Berlin. Devant les anciens monuments assyriens le vieil arshéologue pleure. Mais si c'est du moderne truqué, si ce n'est pas vraiment ancien, il ne pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une pièce arshéologique est vraiment ancienne, on la porte au vieil arshéologue. S'il pleure, on achète la pièce pour le musée. Si ses yeux restent secs, on la renvoie au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je dîne à Potsdam, toutes les pièces dont l'empereur me dit: «Prince, il faut que vous voyiez cela, c'est plein de génialité», j'en prends note pour me garder d'y aller, et quand je l'entends fulminer contre une exposition, dès que cela m'est possible j'y cours.