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La soirée fut vive, gaie, aimable. La belle humeur souveraine du grand-père donna l’ut à toute la fête, et chacun se régla sur cette cordialité presque centenaire. On dansa un peu, on rit beaucoup; ce fut une noce bonne enfant. On eût pu y convier le bonhomme Jadis [98]. Du reste il y était dans la personne du père Gillenormand.

Il y eut tumulte, puis silence. Les mariés disparurent.

Un peu après minuit la maison Gillenormand devint un temple.

Ici nous nous arrêtons. Sur le seuil des nuits de noce un ange est debout, souriant, un doigt sur la bouche.

L’âme entre en contemplation devant ce sanctuaire où se fait la célébration de l’amour.

Il doit y avoir des lueurs au-dessus de ces maisons-là. La joie qu’elles contiennent doit s’échapper à travers les pierres des murs en clarté et rayer vaguement les ténèbres. Il est impossible que cette fête sacrée et fatale n’envoie pas un rayonnement céleste à l’infini. L’amour, c’est le creuset sublime où se fait la fusion de l’homme et de la femme; l’être un, l’être triple, l’être final, la trinité humaine en soit. Cette naissance de deux âmes en une doit être une émotion pour l’ombre. L’amant est prêtre; la vierge ravie s’épouvante. Quelque chose de cette joie va à Dieu. Là où il y a vraiment mariage, c’est-à-dire où il y a amour, l’idéal s’en mêle. Un lit nuptial fait dans les ténèbres un coin d’aurore. S’il était donné à la prunelle de chair de percevoir les visions redoutables et charmantes de la vie supérieure, il est probable qu’on verrait les formes de la nuit, les inconnus ailés, les passants bleus de l’invisible, se pencher, foule de têtes sombres, autour de la maison lumineuse, satisfaits, bénissants, se montrant les uns aux autres la vierge épouse, doucement effarés, et ayant le reflet de la félicité humaine sur leurs visages divins. Si, à cette heure suprême, les époux éblouis de volupté, et qui se croient seuls, écoutaient, ils entendraient dans leur chambre un bruissement d’ailes confuses. Le bonheur parfait implique la solidarité des anges. Cette petite alcôve obscure a pour plafond tout le ciel. Quand deux bouches, devenues sacrées par l’amour, se rapprochent pour créer, il est impossible qu’au-dessus de ce baiser ineffable il n’y ait pas un tressaillement dans l’immense mystère des étoiles.

Ces félicités sont les vraies. Pas de joie hors de ces joies-là. L’amour, c’est là l’unique extase. Tout le reste pleure.

Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandez rien ensuite. On n’a pas d’autre perle à trouver dans les plis ténébreux de la vie. Aimer est un accomplissement.

Chapitre III L’inséparable

Qu’était devenu Jean Valjean?

Immédiatement après avoir ri, sur la gentille injonction de Cosette, personne ne faisant attention à lui, Jean Valjean s’était levé, et, inaperçu, il avait gagné l’antichambre. C’était cette même salle où, huit mois auparavant, il était entré noir de boue, de sang et de poudre, rapportant le petit-fils à l’aïeul. La vieille boiserie était enguirlandée de feuillages et de fleurs; les musiciens étaient assis sur le canapé où l’on avait déposé Marius. Basque en habit noir, en culotte courte, en bas blancs et en gants blancs, disposait des couronnes de roses autour de chacun des plats qu’on allait servir. Jean Valjean lui avait montré son bras en écharpe, l’avait chargé d’expliquer son absence, et était sorti.

Les croisées de la salle à manger donnaient sur la rue. Jean Valjean demeura quelques minutes debout et immobile dans l’obscurité sous ces fenêtres radieuses. Il écoutait. Le bruit confus du banquet venait jusqu’à lui. Il entendait la parole haute et magistrale du grand-père, les violons, le cliquetis des assiettes et des verres, les éclats de rire, et dans toute cette rumeur gaie il distinguait la douce voix joyeuse de Cosette.

Il quitta la rue des Filles-du-Calvaire et s’en revint rue de l’Homme-Armé.

Pour s’en retourner, il prit par la rue Saint-Louis, la rue Culture-Sainte-Catherine et les Blancs-Manteaux; c’était un peu le plus long, mais c’était le chemin par où, depuis trois mois, pour éviter les encombrements et les boues de la rue Vieille-du-Temple, il avait coutume de venir tous les jours de la rue de l’Homme-Armé à la rue des Filles-du-Calvaire, avec Cosette.

Ce chemin où Cosette avait passé excluait pour lui tout autre itinéraire.

Jean Valjean rentra chez lui. Il alluma sa chandelle et monta. L’appartement était vide. Toussaint elle-même n’y était plus. Le pas de Jean Valjean faisait dans les chambres plus de bruit qu’à l’ordinaire. Toutes les armoires étaient ouvertes. Il pénétra dans la chambre de Cosette. Il n’y avait pas de draps au lit. L’oreiller de coutil, sans taie et sans dentelles, était posé sur les couvertures pliées au pied des matelas dont on voyait la toile et où personne ne devait plus coucher. Tous les petits objets féminins auxquels tenait Cosette avaient été emportés; il ne restait que les gros meubles et les quatre murs. Le lit de Toussaint était également dégarni. Un seul lit était fait et semblait attendre quelqu’un; c’était celui de Jean Valjean.

Jean Valjean regarda les murailles, ferma quelques portes d’armoires, alla et vint d’une chambre à l’autre.

Puis il se retrouva dans sa chambre, et il posa sa chandelle sur une table.

Il avait dégagé son bras de l’écharpe, et il se servait de la main droite comme s’il n’en souffrait pas.

Il s’approcha de son lit, et ses yeux s’arrêtèrent, fut-ce par hasard? fut-ce avec intention? sur l’inséparable, dont Cosette avait été jalouse, sur la petite malle qui ne le quittait jamais. Le 4 juin, en arrivant rue de l’Homme-Armé, il l’avait déposée sur un guéridon près de son chevet. Il alla à ce guéridon avec une sorte de vivacité, prit dans sa poche une clef, et ouvrit la valise.

Il en tira lentement les vêtements avec lesquels, dix ans auparavant, Cosette avait quitté Montfermeil; d’abord la petite robe noire, puis le fichu noir, puis les bons gros souliers d’enfant que Cosette aurait presque pu mettre encore, tant elle avait le pied petit, puis la brassière de futaine bien épaisse, puis le jupon de tricot, puis le tablier à poches, puis les bas de laine. Ces bas, où était encore gracieusement marquée la forme d’une petite jambe, n’étaient guère plus longs que la main de Jean Valjean. Tout cela était de couleur noire. C’était lui qui avait apporté ces vêtements pour elle à Montfermeil. À mesure qu’il les ôtait de la valise, il les posait sur le lit. Il pensait. Il se rappelait. C’était en hiver, un mois de décembre très froid, elle grelottait à demi nue dans des guenilles, ses pauvres petits pieds tout rouges dans des sabots. Lui Jean Valjean, il lui avait fait quitter ces haillons pour lui faire mettre cet habillement de deuil. La mère avait dû être contente dans sa tombe de voir sa fille porter son deuil, et surtout de voir qu’elle était vêtue et qu’elle avait chaud. Il pensait à cette forêt de Montfermeil; ils l’avaient traversée ensemble, Cosette et lui; il pensait au temps qu’il faisait, aux arbres sans feuilles, au bois sans oiseaux, au ciel sans soleil; c’est égal, c’était charmant. Il rangea les petites nippes sur le lit [99], le fichu près du jupon, les bas à côté des souliers, la brassière à côté de la robe, et il les regarda l’une après l’autre. Elle n’était pas plus haute que cela, elle avait sa grande poupée dans ses bras, elle avait mis son louis d’or dans la poche de ce tablier, elle riait, ils marchaient tous les deux se tenant par la main, elle n’avait que lui au monde.

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[98] Nouvelle, puis comédie représentée en 1852, de Murger, l'auteur des Scènes de la vie de bohème.

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[99] Lettre adressée le 19 septembre 1843 par Hugo à Paul Foucher à qui il refuse le portrait d'elle que Léopoldine lui avait donné: «Ce portrait, c'est maintenant une partie de ma vie; je l'avais couché sur mon lit comme mon enfant, comme mon trésor.» (éd. J. Massin, t VII, p. 718.)