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Et, oubliant son mot: part à deux, il prit tout.

Il hésita un peu devant les gros sous. Réflexion faite, il les prit aussi en grommelant:

– N’importe! c’est suriner les gens à trop bon marché.

Cela fait, il tira de nouveau la clef de dessous sa blouse.

– Maintenant, l’ami, il faut que tu sortes. C’est ici comme à la foire, on paye en sortant. Tu as payé, sors.

Et il se mit à rire.

Avait-il, en apportant à un inconnu l’aide de cette clef et en faisant sortir par cette porte un autre que lui, l’intention pure et désintéressée de sauver un assassin? c’est ce dont il est permis de douter.

Thénardier aida Jean Valjean à replacer Marius sur ses épaules, puis il se dirigea vers la grille sur la pointe de ses pieds nus, faisant signe à Jean Valjean de le suivre, il regarda au dehors, posa le doigt sur sa bouche, et demeura quelques secondes comme en suspens; l’inspection faite, il mit la clef dans la serrure. Le pêne glissa et la porte tourna. Il n’y eut ni craquement, ni grincement. Cela se fit très doucement. Il était visible que cette grille et ces gonds, huilés avec soin, s’ouvraient plus souvent qu’on ne l’eût pensé. Cette douceur était sinistre; on y sentait les allées et venues furtives, les entrées et les sorties silencieuses des hommes nocturnes, et les pas de loup du crime. L’égout était évidemment en complicité avec quelque bande mystérieuse. Cette grille taciturne était une receleuse.

Thénardier entre-bâilla la porte, livra tout juste passage à Jean Valjean, referma la grille, tourna deux fois la clef dans la serrure, et replongea dans l’obscurité, sans faire plus de bruit qu’un souffle. Il semblait marcher avec les pattes de velours du tigre. Un moment après, cette hideuse providence était rentrée dans l’invisible.

Jean Valjean se trouva dehors.

Chapitre IX Marius fait l’effet d’être mort à quelqu’un qui s’y connaît

Il laissa glisser Marius sur la berge.

Ils étaient dehors!

Les miasmes, l’obscurité, l’horreur, étaient derrière lui. L’air salubre, pur, vivant, joyeux, librement respirable, l’inondait. Partout autour de lui le silence, mais le silence charmant du soleil couché en plein azur. Le crépuscule s’était fait; la nuit venait, la grande libératrice, l’amie de tous ceux qui ont besoin d’un manteau d’ombre pour sortir d’une angoisse [57]. Le ciel s’offrait de toutes parts comme un calme énorme. La rivière arrivait à ses pieds avec le bruit d’un baiser. On entendait le dialogue aérien des nids qui se disaient bonsoir dans les ormes des Champs-Élysées. Quelques étoiles, piquant faiblement le bleu pâle du zénith et visibles à la seule rêverie, faisaient dans l’immensité de petits resplendissements imperceptibles. Le soir déployait sur la tête de Jean Valjean toutes les douceurs de l’infini.

C’était l’heure indécise et exquise qui ne dit ni oui ni non. Il y avait déjà assez de nuit pour qu’on pût s’y perdre à quelque distance, et encore assez de jour pour qu’on pût s’y reconnaître de près.

Jean Valjean fut pendant quelques secondes irrésistiblement vaincu par toute cette sérénité auguste et caressante; il y a de ces minutes d’oubli; la souffrance renonce à harceler le misérable; tout s’éclipse dans la pensée; la paix couvre le songeur comme une nuit; et sous le crépuscule qui rayonne, et à l’imitation du ciel qui s’illumine, l’âme s’étoile. Jean Valjean ne put s’empêcher de contempler cette vaste ombre claire qu’il avait au-dessus de lui; pensif, il prenait dans le majestueux silence du ciel éternel un bain d’extase et de prière. Puis, vivement, comme si le sentiment d’un devoir lui revenait, il se courba vers Marius, et, puisant de l’eau dans le creux de sa main, il lui en jeta doucement quelques gouttes sur le visage. Les paupières de Marius ne se soulevèrent pas; cependant sa bouche entrouverte respirait.

Jean Valjean allait plonger de nouveau sa main dans la rivière, quand tout à coup il sentit je ne sais quelle gêne, comme lorsqu’on a, sans le voir, quelqu’un derrière soi.

Nous avons déjà indiqué ailleurs cette impression, que tout le monde connaît.

Il se retourna.

Comme tout à l’heure, quelqu’un en effet était derrière lui.

Un homme de haute stature, enveloppé d’une longue redingote, les bras croisés, et portant dans son poing droit un casse-tête dont on voyait la pomme de plomb, se tenait debout à quelques pas en arrière de Jean Valjean accroupi sur Marius.

C’était, l’ombre aidant, une sorte d’apparition. Un homme simple en eût eu peur à cause du crépuscule, et un homme réfléchi à cause du casse-tête.

Jean Valjean reconnut Javert.

Le lecteur a deviné sans doute que le traqueur de Thénardier n’était autre que Javert. Javert, après sa sortie inespérée de la barricade, était allé à la préfecture de police, avait rendu verbalement compte au préfet en personne, dans une courte audience, puis avait repris immédiatement son service, qui impliquait, on se souvient de la note saisie sur lui, une certaine surveillance de la berge de la rive droite aux Champs-Élysées, laquelle depuis quelque temps éveillait l’attention de la police. Là, il avait aperçu Thénardier et l’avait suivi. On sait le reste.

On comprend aussi que cette grille, si obligeamment ouverte devant Jean Valjean, était une habileté de Thénardier. Thénardier sentait Javert toujours là; l’homme guetté a un flair qui ne le trompe pas; il fallait jeter un os à ce limier. Un assassin, quelle aubaine! C’était la part du feu, qu’il ne faut jamais refuser. Thénardier, en mettant dehors Jean Valjean à sa place, donnait une proie à la police, lui faisait lâcher sa piste, se faisait oublier dans une plus grosse aventure, récompensait Javert de son attente, ce qui flatte toujours un espion, gagnait trente francs, et comptait bien, quant à lui, s’échapper à l’aide de cette diversion.

Jean Valjean était passé d’un écueil à l’autre.

Ces deux rencontres coup sur coup, tomber de Thénardier en Javert, c’était rude.

Javert ne reconnut pas Jean Valjean qui, nous l’avons dit, ne se ressemblait plus à lui-même. Il ne décroisa pas les bras, assura son casse-tête dans son poing par un mouvement imperceptible, et dit d’une voix brève et calme:

– Qui êtes-vous?

– Moi.

– Qui, vous?

– Jean Valjean.

Javert mit le casse-tête entre ses dents, ploya les jarrets, inclina le torse, posa ses deux mains puissantes sur les épaules de Jean Valjean, qui s’y emboîtèrent comme dans deux étaux, l’examina, et le reconnut. Leurs visages se touchaient presque. Le regard de Javert était terrible.

Jean Valjean demeura inerte sous l’étreinte de Javert comme un lion qui consentirait à la griffe d’un lynx.

– Inspecteur Javert, dit-il, vous me tenez. D’ailleurs, depuis ce matin je me considère comme votre prisonnier. Je ne vous ai point donné mon adresse pour chercher à vous échapper. Prenez-moi. Seulement, accordez-moi une chose.

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[57] Le ton est curieusement proche de Baudelaire:

Voici le soir charmant, ami du criminel;

Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel

Se ferme lentement comme une grande alcôve […].

(Le Crépuscule du soir.)