LA JEUNE FEMME. – Oui, et qui dit que c’est un homme doux, simple, qui vit dans la retraite, et passe ses journées à jouer avec ses petits enfants.
LE POËTE. – Et ses nuits à rêver des œuvres de ténèbres. – C’est singulier; voilà un vers que j’ai fait tout naturellement. Mais c’est qu’il y est, le vers:
Et ses nuits à rêver des œuvres de ténèbres.
Avec une bonne césure. Il n’y a plus que l’autre rime à trouver. Pardieu! funèbres.
MADAME DE BLINVAL. – Quidquid tentabat dicere, versus erat [5].
LE GROS MONSIEUR. – Vous disiez donc que l’auteur en question a des petits enfants. Impossible, madame. Quand on a fait cet ouvrage-là! un roman atroce!
QUELQU’UN. – Mais, ce roman, dans quel but l’a-t-il fait?
LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Est-ce que je sais, moi?
UN PHILOSOPHE. – À ce qu’il paraît, dans le but de concourir à l’abolition de la peine de mort.
LE GROS MONSIEUR. – Une horreur, vous dis-je!
LE CHEVALIER. – Ah ça! c’est donc un duel avec le bourreau?
LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il en veut terriblement à la guillotine.
UN MONSIEUR MAIGRE. – Je vois cela d’ici. Des déclamations.
LE GROS MONSIEUR. – Point. Il y a à peine deux pages sur ce texte de la peine de mort. Tout le reste, ce sont des sensations.
LE PHILOSOPHE. – Voilà le tort. Le sujet méritait le raisonnement. Un drame, un roman ne prouve rien. Et puis, j’ai lu le livre, et il est mauvais.
LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Détestable! Est-ce que c’est là de l’art? C’est passer les bornes, c’est casser les vitres. Encore, ce criminel, si je le connaissais? mais point. Qu’a-t-il fait? on n’en sait rien. C’est peut-être un fort mauvais drôle. On n’a pas le droit de m’intéresser à quelqu’un que je ne connais pas.
LE GROS MONSIEUR. – On n’a pas le droit de faire éprouver à son lecteur des souffrances physiques. Quand je vois des tragédies, on se tue, eh bien! cela ne me fait rien. Mais ce roman, il vous fait dresser les cheveux sur la tête, il vous fait venir la chair de poule, il vous donne de mauvais rêves. J’ai été deux jours au lit pour l’avoir lu.
LE PHILOSOPHE. – Ajoutez à cela que c’est un livre froid et compassé.
LE POËTE. – Un livre!… un livre!…
LE PHILOSOPHE. – Oui. – Et comme vous disiez tout à l’heure, monsieur, ce n’est point là de véritable esthétique. Je ne m’intéresse pas à une abstraction, à une entité pure. Je ne vois point là une personnalité qui s’adéquate avec la mienne. Et puis, le style n’est ni simple ni clair. Il sent l’archaïsme. C’est bien là ce que vous disiez, n’est-ce pas?
LE POËTE. – Sans doute, sans doute. Il ne faut pas de personnalités.
LE PHILOSOPHE. – Le condamné n’est pas intéressant.
LE POËTE. – Comment intéresserait-il? il a un crime et pas de remords. J’eusse fait tout le contraire. J’eusse conté l’histoire de mon condamné. Né de parents honnêtes. Une bonne éducation. De l’amour. De la jalousie. Un crime qui n’en soit pas un. Et puis des remords, des remords, beaucoup de remords. Mais les lois humaines sont implacables: il faut qu’il meure. Et là j’aurais traité ma question de la peine de mort. À la bonne heure!
MADAME DE BLINVAL. – Ah! ah!
LE PHILOSOPHE. – Pardon. Le livre, comme l’entend monsieur, ne prouverait rien. La particularité ne régit pas la généralité.
LE POËTE. – Eh bien! mieux encore; pourquoi n’avoir pas choisi pour héros, par exemple… Malesherbes, le vertueux Malesherbes? son dernier jour, son supplice? Oh! alors, beau et noble spectacle! J’eusse pleuré, j’eusse frémi, j’eusse voulu monter sur l’échafaud avec lui.
LE PHILOSOPHE. – Pas moi.
LE CHEVALIER. – Ni moi. C’était un révolutionnaire, au fond, que votre M. de Malesherbes.
LE PHILOSOPHE. – L’échafaud de Malesherbes ne prouve rien contre la peine de mort en général.
LE GROS MONSIEUR. – La peine de mort! à quoi bon s’occuper de cela? Qu’est-ce que cela vous fait, la peine de mort? Il faut que cet auteur soit bien mal né de venir nous donner le cauchemar à ce sujet avec son livre!
MADAME DE BLINVAL. – Ah! oui, un bien mauvais cœur!
LE GROS MONSIEUR. – Il nous force à regarder dans les prisons, dans les bagnes, dans Bicêtre. C’est fort désagréable. On sait bien que ce sont des cloaques. Mais qu’importe à la société?
MADAME DE BLINVAL. – Ceux qui ont fait les lois n’étaient pas des enfants.
LE PHILOSOPHE. – Ah! cependant! en présentant les choses avec vérité…
LE MONSIEUR MAIGRE. – Eh! c’est justement ce qui manque, la vérité. Que voulez-vous qu’un poëte sache sur de pareilles matières? Il faudrait être au moins procureur du roi. Tenez: j’ai lu dans une citation qu’un journal faisait de ce livre, que le condamné ne dit rien quand on lui lit son arrêt de mort; eh bien, moi, j’ai vu un condamné qui, dans ce moment-là, a poussé un grand cri. – Vous voyez.
LE PHILOSOPHE. – Permettez…
LE MONSIEUR MAIGRE. – Tenez, messieurs, la guillotine, la Grève, c’est de mauvais goût. Et la preuve, c’est qu’il paraît que c’est un livre qui corrompt le goût, et vous rend incapable d’émotions pures, fraîches, naïves. Quand donc se lèveront les défenseurs de la saine littérature? Je voudrais être, et mes réquisitoires m’en donneraient peut-être le droit, membre de l’académie française… – Voilà justement monsieur Ergaste, qui en est. Que pense-t-il du Dernier Jour d’un condamné?
ERGASTE. – Ma foi, monsieur, je ne l’ai lu ni ne le lirai. Je dînais hier chez Mme de Sénange, et la marquise de Morival en a parlé au duc de Melcour. On dit qu’il y a des personnalités contre la magistrature, et surtout contre le président d’Alimont. L’abbé de Floricour aussi était indigné. Il paraît qu’il y a un chapitre contre la religion, et un chapitre contre la monarchie. Si j’étais procureur du roi!…
LE CHEVALIER. – Ah bien oui, procureur du roi! et la charte! et la liberté de la presse! Cependant, un poëte qui veut supprimer la peine de mort, vous conviendrez que c’est odieux. Ah! ah! dans l’ancien régime, quelqu’un qui se serait permis de publier un roman contre la torture!… – Mais depuis la prise de la Bastille, on peut tout écrire. Les livres font un mal affreux.
LE GROS MONSIEUR. – Affreux. – On était tranquille, on ne pensait à rien. Il se coupait bien de temps en temps en France une tête par-ci par-là, deux tout au plus par semaine. Tout cela sans bruit, sans scandale. Ils ne disaient rien. Personne n’y songeait. Pas du tout, voilà un livre… – un livre qui vous donne un mal de tête horrible!