Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui arrachait, en donnant à son regard fixé sur le général une expression rêveuse et douce.

– «Ah! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de joie…»

– «Mais non, pourquoi?» lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité, soit pour ne pas avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de l’entendre dire au général. «Pourquoi? Qu’en savez-vous? Cela leur serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. Moi je ne sais pas, mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà tant de voir les personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des gens que je ne connais pas, «même héroïques», je deviendrais folle. D’ailleurs, voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis comme vous qu’on connaît sans cela, je ne sais pas si l’héroïsme serait d’un format très portatif dans le monde. Ça m’ennuie déjà souvent de donner des dîners, mais s’il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table… Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. Et comme je n’en donne pas…»

– Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes!

– Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient, ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de saluer votre Cambremer; là… il est à côté de la mère Saint-Euverte, vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous, il cherche à s’en aller!

– Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.

– Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il ne voulait pas me voir!

Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,-et voulant d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la campagne:

– Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est très joli, ma chère princesse.

– Comment la princesse est venue exprès de Guermantes? Mais c’est trop! Je ne savais pas, je suis confuse, s’écrie naïvement Mme de Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite… comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! c’est une idée ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon programme. Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.

Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec qui il avait gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible drôlerie.

– Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vous êtes aussi son voisin de campagne?

Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de causer avec Swann s’était éloignée.

– Mais vous l’êtes vous-même, princesse.

– Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme j’aimerais être à leur place!

– Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance.

– Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.

– Il ne commence pas mieux, répondit Swann.

– En effet cette double abréviation!…

– C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas osé aller jusqu’au bout du premier mot.

– Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous. Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse de m’ennuyer.

Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour effet-à moins que ce ne fût pour cause-une grande analogie dans la façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé d’Odette.

– Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.

– Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays «pittoresques».

– Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c’est un pays pour être heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y parlent tellement. Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de l’eau… je serais bien malheureux!

– Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus; peut-être les deux… et ensemble!… Ah! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l’air de me parler pour que cette Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé… Pensez que je ne vous vois plus jamais!