Mais au bout d’un moment entra Catherine, la servante de la maison depuis tantôt dix-huit ou vingt ans; et, sans faire attention à lui, elle approcha du lit de sa maîtresse, l’avisa avec précaution et vint à la cheminée pour voir comment la Mariette gouvernait la tisane. Elle montrait dans tout son comportement une idée de grand intérêt pour Madeleine et François, qui sentit la vérité de la chose, en une secousse eut envie de lui dire bonjour d’ami; mais…
– Mais, dit la servante du curé, interrompant le chanvreur, vous dites un mot qui ne convient pas. Une secousse ne dit pas un moment, une minute.
– Et moi je vous dis, repartit le chanvreur, qu’un moment ne veut rien dire, et qu’une minute c’est bien trop long pour qu’une idée nous pousse dans la tête. Je ne sais pas à combien de millions de choses on pourrait songer en une minute. Au lieu que, pour voir et entendre une chose qui arrive, il ne faut que le temps d’une secousse. Je dirai une petite secousse, si vous voulez.
– Mais une secousse de temps! dit la vieille puriste.
– Ah! une secousse de temps! Ça vous embarrasse, mère Monique? Est-ce que tout ne va pas par secousses? Le soleil quand on le voit monter en bouffées de feu à son lever, et vos yeux qui clignent en le regardant? le sang qui nous saute dans les veines, l’horloge de l’église qui nous épluche le temps miette à miette comme le blutoir le grain, votre chapelet quand vous le dites, votre cœur quand monsieur le curé tarde à rentrer, la pluie tombant goutte à goutte, et mêmement, à ce qu’on dit, la terre qui tourne comme une roue de moulin? Vous n’en sentez pas le galop ni moi non plus; c’est que la machine est bien graissée; mais il faut bien qu’il y ait de la secousse, puisque nous virons un si grand tour dans les vingt-quatre heures. Et pour cela, nous disons aussi un tour de temps, pour dire un certain temps. Je dis donc une secousse, et je n’en démordrai pas. Çà, ne me coupez plus la parole, si vous ne voulez me la prendre.
– Non, non; votre machine est trop bien graissée aussi, répondit la vieille. Donnez encore un peu de secousse à votre langue.
XVII
Je disais donc que François avait une tentation de dire bonjour à la grosse Catherine et de s’en faire reconnaître; mais comme, par la même secousse de temps, il avait envie de pleurer, il eut honte de faire le sot et il ne releva pas seulement la tête. Mais la Catherine, qui s’était baissée sur le fouger, avisa ses grand’jambes et se retira tout épeurée.
– Qu’est-ce que c’est que ça? dit-elle à la Mariette en marmottant dans le coin de la chambre. D’où sort ce chrétien?
– Demande-le-moi, répondit la fillette, est-ce que je sais? Je ne l’ai jamais vu. Il est entré céans comme dans une auberge, sans dire bonjour ni bonsoir. Il a demandé les portements de ma belle-sœur, comme s’il en était parent ou héritier; et le voilà assis au feu, comme tu vois. Parle-lui, moi je ne m’en soucie pas. C’est peut-être un homme qui n’est pas bien.
– Comment! vous pensez qu’il aurait l’esprit dérangé? Il n’a pourtant pas l’air méchant, autant que je peux le voir, car on dirait qu’il se cache la figure.
– Et s’il avait mauvaise idée pourtant?
– N’ayez peur, Mariette, je suis là pour le tenir. S’il nous ennuie, je lui jette une chaudronnée d’eau bouillante dans les jambes et un landier à la tête.
Du temps qu’elles caquetaient en cette manière, François pensait à Madeleine. «Cette pauvre femme, se disait-il, qui n’a jamais eu que du chagrin et du dommage à endurer de son mari, est là, malade, à force de l’avoir secouru et réconforté jusqu’à l’heure de la mort. Et voilà cette jeunesse qui est la sœur et l’enfant gâté du défunt, à ce que j’ai ouï dire, qui ne montre pas grand souci sur ses joues. Si elle a été fatiguée et si elle a pleuré, il n’y paraît guère, car elle a l’œil serein et clair comme un soleil.»
Il ne pouvait pas s’empêcher de la regarder en dessous de son chapeau, car il n’avait encore jamais vu si fraîche et si gaillarde beauté. Mais si elle lui chatouillait un peu la vue, elle ne lui entrait pas pour cela dans le cœur.
– Allons, allons, dit Catherine en chuchotant toujours avec sa jeune maîtresse, je vas lui parler. Il faut savoir ce qu’il en retourne.
– Parle-lui honnêtement, dit la Mariette. Il ne faudrait point le fâcher: nous sommes seules à la maison, Jeannie est peut-être loin et ne nous entendrait crier.
– Jeannie? fit François, qui de tout ce qu’elle babillait n’entendit que le nom de son ancien ami. Où est-il donc, Jeannie, que je ne le vois point? Est-il bien grand, bien beau, bien fort?
«Tiens, tiens, pensa Catherine, il demande ça parce qu’il a de mauvaises intentions peut-être. Qui, Dieu permis, sera cet homme-là? Je ne le connais ni à la voix, ni à la taille; je veux en avoir le cœur net et regarder sa figure.»
Et comme elle n’était pas femme à reculer devant le diable, étant corporée comme un laboureur et hardie comme un soldat, elle s’avança tout auprès de lui, décidée qu’elle était à lui faire ôter ou tomber son chapeau pour voir si c’était un loup-garou ou un homme baptisé. Elle allait à l’assaut du champi, bien éloignée de penser que ce fût lui: car, outre qu’il était dans son humeur de ne penser guère à la veille plus qu’au lendemain, et qu’elle avait comme mis le champi depuis longtemps en oubliance entière, il était pour sa part si amendé et de si belle venue qu’elle l’aurait regardé à trois fois avant de le remettre; mais dans le même temps qu’elle allait le pousser et le tabuster peut-être en paroles, voilà que Madeleine se réveilla et appela Catherine, en disant d’une voix si faible qu’on ne l’entendait quasi point, qu’elle était brûlée de soif.
François se leva si vite qu’il aurait couru le premier auprès d’elle, n’était la crainte de lui causer trop d’émoi. Il se contenta de présenter bien vivement la tisane à Catherine, qui la prit et se hâta de la porter à sa maîtresse, oubliant de s’enquérir pour le moment d’autre chose que de son état.
La Mariette se rendit aussi à son devoir en soulevant Madeleine dans ses bras pour la faire boire, et ce n’était pas malaisé, car Madeleine était devenue si chétive et fluette que c’était pitié.
– Et comment vous sentez-vous, ma sœur? lui dit Mariette.
– Bien! Bien! mon enfant, répondit Madeleine du ton d’une personne qui va mourir, car elle ne se plaignait jamais pour ne pas affliger les autres.
– Mais, dit-elle en regardant le champi, ce n’est pas Jeannie qui est là? Qui est, mon enfant, si je ne rêve, ce grand homme auprès de la cheminée?
Et la Catherine répondit:
– Nous ne savons pas, notre maîtresse; il ne parle pas, et il est là comme un essoti.
Et le champi fit un petit mouvement en regardant Madeleine, car il avait toujours peur de la surprendre trop vite, et si, il mourait d’envie de lui parler. La Catherine le vit dans ce moment-là, mais elle ne le connaissait point comme il était venu depuis trois ans, et elle dit, pensant que Madeleine en avait peur: