Sitôt qu’elle y fut, elle se mit à deux genoux, pour faire une bonne prière dont elle avait grand besoin et dont elle espérait grand confort; mais elle ne put songer à autre chose qu’au pauvre champi qu’il fallait renvoyer et qui l’aimait tant qu’il en mourrait de chagrin. Si bien qu’elle ne put rien dire au bon Dieu, sinon qu’elle était trop malheureuse de perdre son seul soutien et de se départir de l’enfant de son cœur. Et alors elle pleura tant et tant, que c’est miracle qu’elle en revint, car elle fut si suffoquée qu’elle en chut tout de son long sur l’herbage et y demeura privée de sens pendant plus d’une heure.
À la tombée de la nuit, elle tâcha pourtant de se ravoir; et comme elle entendit Jeannie qui ramenait ses bêtes en chantant, elle se leva comme elle put et alla préparer le souper. Peu après elle entendit venir les bœufs qui rapportaient le chêne acheté par Blanchet, et Jeannie courut bien joyeux au-devant de son ami François qu’il s’ennuyait de n’avoir pas vu de la journée. Ce pauvre petit Jeannie avait eu du chagrin, dans le moment, de voir son père faire de mauvais yeux à sa chère mère, et il avait pleuré aux champs sans pouvoir comprendre ce qu’il y avait entre eux. Mais chagrin d’enfant et rosée du matin n’ont pas de durée, et déjà il ne se souvenait plus de rien. Il prit François par la main et, sautant comme un petit perdreau, il l’amena auprès de Madeleine.
Il ne fallut pas que le champi regardât la meunière par deux fois pour aviser ses yeux rouges et sa figure toute blêmie. «Mon Dieu, se dit-il, il y a un malheur dans la maison», et il se mit à blêmir aussi et à trembler, et à regarder Madeleine, pensant qu’elle lui parlerait. Mais elle le fit asseoir et lui servit son repas sans rien dire et il ne put avaler une bouchée. Jeannie mangeait et devisait tout seul, et il n’avait plus de souci parce que sa mère l’embrassait de temps en temps et l’encourageait à bien souper.
Quand il fut couché, pendant que la servante rangeait la chambre, Madeleine sortit et fit signe à François d’aller avec elle. Elle descendit le pré et marcha jusqu’à la fontaine. Là, prenant son courage à deux mains:
– Mon enfant, lui dit-elle, le malheur est sur toi et sur moi, et le bon Dieu nous frappe d’un rude coup. Tu vois comme j’en souffre; par amitié pour moi, tâche d’avoir le cœur moins faible, car si tu ne me soutiens, je ne sais ce que je deviendrai.
François ne devina rien, bien qu’il supposât tout d’abord que le mal venait de M. Blanchet.
– Qu’est-ce que vous me dites là? dit-il à Madeleine en lui embrassant les mains tout comme si elle eût été sa mère. Comment pouvez-vous penser que je manquerai de cœur pour vous consoler et vous soutenir? Est-ce que je ne suis pas votre serviteur pour tant que j’ai à rester sur terre? Est-ce que je ne suis pas votre enfant qui travaillera pour vous et qui a bien assez de force à cette heure pour ne vous laisser manquer de rien? Laissez faire monsieur Blanchet, laissez-le manger son fait, puisque c’est son idée. Moi je vous nourrirai, je vous habillerai, vous et notre Jeannie. S’il faut que je vous quitte pour un temps, j’irai me louer, pas loin d’ici, par exemple! afin de pouvoir vous rencontrer tous les jours et venir passer avec vous les dimanches. Mais me voilà assez fort pour labourer et pour gagner l’argent qu’il vous faudra. Vous êtes si raisonnable et vous vivez de si peu! Eh bien! vous ne vous priverez plus tant pour les autres, et vous en serez mieux. Allons, allons, madame Blanchet, ma chère mère, rapaisez-vous et ne pleurez pas, car si vous pleurez je crois que je vas mourir de chagrin.
Madeleine ayant vu qu’il ne devinait pas et qu’il fallait lui dire tout, recommanda son âme à Dieu et se décida à la grande peine qu’elle était obligée de lui faire.
X
– Allons, allons, François, mon fils, lui dit-elle, il ne s’agit pas de cela. Mon mari n’est pas encore ruiné, autant que je peux savoir l’état de ses affaires; et si ce n’était que la crainte de manquer, tu ne me verrais pas tant de peine. N’a point peur de la misère qui se sent courageux pour travailler. Puisqu’il faut te dire de quoi j’ai le cœur malade, apprends que monsieur Blanchet s’est monté contre toi et qu’il ne veut plus te souffrir à la maison.
– Eh bien! est-ce cela? dit François en se levant. Qu’il me tue donc tout de suite, puisque aussi bien je ne peux exister après un coup pareil. Oui, qu’il en finisse de moi, car il y a longtemps que je le gêne et il en veut à mes jours, je le sais bien. Voyons, où est-il? Je veux aller le trouver, et lui dire: «Signifiez-moi pourquoi vous me chassez. Peut-être que je trouverai de quoi répondre à vos mauvaises raisons. Et si vous vous y entêtez, dites-le, afin que… afin que…» je ne sais pas ce que je dis, Madeleine; vrai! je ne le sais pas; je ne me connais plus et je ne vois plus clair; j’ai le cœur transi et la tête me vire; bien sûr, je vas mourir ou devenir fou.
Et le pauvre champi se jeta par terre et se frappa la tête de ses poings, comme le jour où la Zabelle avait voulu le reconduire à l’hospice.
Voyant cela, Madeleine retrouva son grand courage. Elle lui prit les mains, les bras, et le secouant bien fort, elle l’obligea de l’écouter.
– Si vous n’avez non plus de volonté et de soumission qu’un enfant, lui dit-elle, vous ne méritez pas l’amitié que j’ai pour vous, et vous me ferez honte de vous avoir élevé comme mon fils. Levez-vous. Voilà pourtant que vous êtes en âge d’homme, et il ne convient pas à un homme de se rouler comme vous le faites. Entendez-moi, François, et dites-moi si vous m’aimez assez pour surmonter votre chagrin et passer un peu de temps sans me voir. Vois, mon enfant, c’est à propos pour ma tranquillité et pour mon honneur, puisque, sans cela, mon mari me causera des souffrances et des humiliations. Par ainsi, tu dois me quitter aujourd’hui par amitié, comme je t’ai gardé jusqu’à cette heure par amitié. Car l’amitié se prouve par des moyens différents, selon le temps et les aventures. Et tu dois me quitter tout de suite parce que, pour empêcher monsieur Blanchet de faire un mauvais coup de sa tête, j’ai promis que tu serais parti demain matin. C’est demain la Saint-Jean, il faut que tu ailles te louer et pas trop près d’ici, car si nous étions à même de nous revoir souvent, ce serait pire dans l’idée de monsieur Blanchet.
– Mais quelle est donc son idée, Madeleine? Quelle plainte fait-il de moi? En quoi me suis-je mal comporté? Il croit donc toujours que vous faites du tort à la maison pour me faire du bien? Ça ne se peut pas, puisque j’en suis, à présent, de la maison! Je n’y mange pas plus que ma faim et je n’en fais pas sortir un fétu. Peut-être qu’il croit que je touche mon gage et qu’il le trouve de trop grande coûtance. Eh bien! laissez-moi suivre mon idée d’aller lui parler pour lui expliquer que depuis le décès de ma pauvre mère Zabelle, je n’ai jamais voulu accepter de vous un petit écu; ou si vous ne voulez pas que je lui dise ça – et au fait, s’il le savait il voudrait vous faire rendre tout le dû de mes gages que vous avez employé en œuvres de charité – eh bien, je lui en ferai, pour le terme qui vient, la proposition. Je lui offrirai de rester à votre service pour rien. De cette manière-là, il ne pourra plus me trouver dommageable et il me souffrira auprès de vous.
– Non, non, non, François, répliqua vivement Madeleine, ça ne se peut; et si tu lui disais pareille chose, il entrerait contre toi et contre moi dans une colère qui amènerait des malheurs.