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– Si ma mère Zabelle n’était pas morte, disait-il, cet argent-là aurait été pour elle. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec de l’argent? je n’en ai pas besoin puisque vous prenez soin de mes hardes et que vous me fournissez les sabots. Gardez-le donc pour de plus malheureux que moi. Vous travaillez déjà tant pour le pauvre monde! Eh bien, si vous me donnez de l’argent, il faudra donc que vous travailliez encore plus, et si vous veniez à tomber malade et à mourir comme ma pauvre Zabelle, je demande un peu à quoi me servirait d’avoir de l’argent dans mon coffre? ça vous ferait-il revenir, et ça m’empêcherait-il de me jeter dans la rivière?

– Tu n’y songes pas, mon enfant, lui dit Madeleine, un jour qu’il revenait à cette idée-là, comme il lui arrivait de temps en temps: se donner la mort n’est pas d’un chrétien, et si je mourais ton devoir serait de me survivre pour consoler et soutenir mon Jeannie. Est-ce que tu ne le ferais pas, voyons?

– Oui, tant que Jeannie serait enfant et aurait besoin de mon amitié. Mais après!… Ne parlons pas de ça, madame Blanchet. Je ne peux pas être bon chrétien sur cet article-là. Ne vous fatiguez pas tant, ne mourez pas, si vous voulez que je vive sur la terre.

– Sois donc tranquille, je n’ai pas envie de mourir. Je me porte bien. Je suis faite au travail, et même je suis plus forte à présent que je ne l’étais dans ma jeunesse.

– Dans votre jeunesse! dit François étonné; vous n’êtes donc pas jeune?

Et il avait peur qu’elle ne fût en âge de mourir.

– Je crois que je n’ai pas eu le temps de l’être, répondit Madeleine en riant comme une personne qui fait contre mauvaise fortune bon cœur; et à présent j’ai vingt-cinq ans, ce qui commence à compter pour une femme de mon étoffe; car je ne suis pas née solide comme toi, petit, et j’ai eu des peines qui m’ont avancée plus que l’âge.

– Des peines! oui, mon Dieu! Dans le temps que monsieur Blanchet vous parlait si durement, je m’en suis bien aperçu. Ah! que le bon Dieu me le pardonne! je ne suis pourtant pas méchant; mais un jour qu’il avait levé la main sur vous, comme s’il voulait vous frapper… Ah! il a bien fait de s’en priver, car j’avais empoigné un fléau – personne n’y avait fait attention – et j’allais tomber dessus… Mais il y a déjà longtemps de ça, madame Blanchet, car je me souviens que je n’étais pas si grand que lui de toute la tête, et à présent je vois le dessus de ses cheveux. Et à cette heure, madame Blanchet, il ne vous dit quasiment plus rien, vous n’êtes plus malheureuse?

– Je ne le suis plus! tu crois? dit Madeleine un peu vivement, en songeant qu’elle n’avait jamais eu d’amour dans son mariage.

Mais elle se reprit, car cela ne regardait pas le champi, et elle ne devait pas faire entendre ces idées-là à un enfant.

– à cette heure, dit-elle, tu as raison, je ne suis plus malheureuse; je vis comme je l’entends. Mon mari est beaucoup plus honnête avec moi; mon fils profite bien, et je n’ai à me plaindre d’aucune chose.

– Et moi, vous ne me faites pas entrer en ligne de compte? moi… Je…

– Eh bien! toi aussi tu profites bien, et ça me donne du contentement.

– Mais je vous en donne peut-être encore autrement?

– Oui, tu te conduis bien, tu as bonne idée en toutes choses, et je suis contente de toi.

– Oh! si vous n’étiez pas contente de moi, quel mauvais drôle, quel rien du tout je serais, après la manière dont vous m’avez traité! Mais il y a encore autre chose qui devrait vous rendre heureuse, si vous pensiez comme moi.

– Eh bien, dis-le, car je ne sais pas quelle finesse tu arranges pour me surprendre.

– Il n’y a pas de finesse, madame Blanchet, je n’ai qu’à regarder en moi, et j’y vois une chose; c’est que, quand même je souffrirais la faim, la soif, le chaud et le froid, et que par-dessus le marché je serais battu à mort tous les jours, et qu’ensuite je n’eusse pour me reposer qu’un fagot d’épines ou un tas de pierres, eh bien!… comprenez-vous?

– Je crois que oui, mon François; tu ne te trouverais pas malheureux de tout ce mal-là, pourvu que ton cœur fût en paix avec le bon Dieu?

– Il y a ça d’abord, et ça va sans dire. Mais moi je voulais dire autre chose.

– Je n’y suis point, et je vois que tu es devenu plus malin que moi.

– Non, je ne suis pas malin. Je dis que je souffrirais toutes les peines que peut avoir un homme vivant vie mortelle et que je serais encore content en pensant que Madeleine Blanchet a de l’amitié pour moi. Et c’est pour ça que je disais tout à l’heure que si vous pensiez de même, vous diriez: François m’aime tant que je suis contente d’être au monde.

– Tiens! tu as raison, mon pauvre cher enfant, répondit Madeleine, et les choses que tu me dis me donnent des fois comme une envie de pleurer. Oui, de vrai, ton amitié pour moi est un des biens de ma vie, et le meilleur peut-être, après… non, je veux dire avec celui de mon Jeannie. Comme tu es plus avancé en âge, tu comprends mieux ce que je te dis et tu sais mieux me dire aussi ce que tu penses. Je te certifie que je ne m’ennuie jamais avec vous deux et que je ne demande au bon Dieu qu’une chose à présent, c’est de pouvoir rester longtemps comme nous voilà, en famille, sans nous séparer.

– Sans nous séparer, je le crois bien! dit François; j’aimerais mieux être coupé par morceaux que de vous quitter. Qui est-ce qui m’aimerait comme vous m’avez aimé? Qui est-ce qui se mettrait en danger d’être maltraitée pour un pauvre champi, et qui l’appellerait son enfant, son cher fils? car vous m’appelez bien souvent, presque toujours, comme ça. Et mêmement vous me dites souvent, quand nous sommes seuls: Appelle-moi ma mère et non pas toujours madame Blanchet. Et moi je n’ose pas parce que j’ai trop peur de m’y accoutumer et de lâcher ce mot-là devant le monde.

– Eh bien, quand même?

– Oh! quand même! on vous le reprocherait, et moi je ne veux pas qu’on vous ennuie à cause de moi. Je ne suis pas fier, allez! je n’ai pas besoin qu’on sache que vous m’avez relevé de mon état de champi. Je suis bien assez heureux de savoir, à moi tout seul, que j’ai une mère dont je suis l’enfant! Ah! il ne faut pas que vous mouriez, madame Blanchet, surajouta le pauvre François en la regardant d’un air triste, car il avait depuis quelque temps des idées de malheur: si je vous perdais, je n’aurais plus personne sur la terre, car vous irez pour sûr dans le paradis du bon Dieu, et moi je ne sais pas si je suis assez méritant pour avoir la récompense d’y aller avec vous.

François avait dans tout ce qu’il disait et dans tout ce qu’il pensait comme un avertissement de quelque gros malheur et, à quelque temps de là, ce malheur tomba sur lui.

Il était devenu le garçon du moulin. C’était lui qui allait chercher le blé des pratiques sur son cheval et qui le leur reportait en farine. Ça lui faisait faire souvent de longues courses et, mêmement, il allait souvent chez la maîtresse de Blanchet qui demeurait à une petite lieue du moulin. Il n’aimait guère cette commission-là et il ne s’arrêtait pas une minute dans la maison quand son blé était pesé et mesuré…