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Les messieurs approuvèrent de la tête en riant et avec beaucoup de zèle, comme s’ils n’avaient pas attendu autre chose depuis le début; mais lorsque K. s’aperçut qu’il avait oublié son chapeau dans sa chambre, ils coururent tous l’un après l’autre le chercher, ce qui témoignait tout de même d’un certain embarras. K. resta là à les regarder par les deux portes ouvertes; le dernier parti avait été naturellement l’indifférent Rabensteiner, qui avait adopté un petit trot élégant, mais de pure forme. Ce fut Kaminer qui rapporta le chapeau, et tandis qu’il le lui remettait, K. était obligé de se dire expressément comme à la banque, pour arriver à se contenir, que le sourire de Kaminer n’était pas intentionnel et que Kaminer ne pouvait même jamais sourire intentionnellement. Dans le vestibule, Mme Grubach ouvrit la porte à tout le monde; elle n’avait pas l’air de se rendre compte de sa faute; les yeux de K. furent attirés, comme toujours, par le lien de son tablier qui coupait son ventre puissant jusqu’à une profondeur vraiment superflue. En bas, ayant regardé sa montre, il décida de prendre une auto pour ne pas augmenter inutilement son retard. Kaminer courut au coin chercher une voiture; les deux autres s’évertuaient visiblement à distraire K. lorsque Kullisch montra soudain le portail de la maison d’en face, où venait d’apparaître le grand homme au bouc blond; un peu gêné dans le premier instant de se montrer dans toute sa longueur, cet homme eut un brusque recul et s’appuya contre le mur. Les vieux devaient se trouver encore dans l’escalier. K. en voulut à Kullisch d’attirer ainsi son attention sur cet individu qu’il avait déjà aperçu et à l’apparition duquel il s’était même attendu.

«Ne regardez donc pas», fit-il sans s’inquiéter de ce qu’une telle observation pouvait avoir de surprenant avec de libres citoyens.

Mais il n’eut pas besoin de s’expliquer, car l’auto venait d’arriver, tout le monde prit place et on fila. Il s’aperçut alors qu’il n’avait pas remarqué le départ du brigadier et des inspecteurs; le brigadier lui avait masqué les employés; maintenant, c’étaient les employés qui lui cachaient le brigadier. Il avait manqué de présence d’esprit et résolut de mieux s’observer à cet égard. Pourtant, il ne put s’empêcher de se retourner encore une fois et de se pencher sur l’arrière de l’auto pour essayer d’apercevoir le départ de ses visiteurs. Mais il se rassit sur-le-champ, sans avoir même tenté de les chercher des yeux, et se rencogna commodément dans la voiture. Malgré les apparences, il aurait eu bien besoin d’être encouragé en ce moment, mais ces messieurs semblaient fatigués: Rabensteiner regardait à droite. Kullisch à gauche, et seul Kaminer restait disponible avec son immuable ricanement au sujet duquel la pitié interdisait malheureusement toute espèce de plaisanterie.

***

Au début de cette année-là, K., qui restait en général jusqu’à neuf heures au bureau, avait coutume, en en sortant, de faire d’abord une petite promenade, soit seul, soit avec des collègues, puis de finir la soirée au café, où il restait jusqu’à onze heures ordinairement à une table réservée en compagnie de messieurs âgés. Mais il y avait des exceptions à ce programme: le directeur de la banque, qui appréciait beaucoup son travail et son sérieux, l’invitait parfois à venir se promener en auto ou à dîner dans sa villa. De plus, K. se rendait une fois par semaine chez une jeune fille du nom d’Elsa, qui était serveuse toute la nuit dans un café et ne recevait, le jour, ses visites que de son lit.

Mais ce soir-là – le temps avait passé très vite grâce à un travail assidu et à une foule de félicitations d’anniversaire aussi flatteuses qu’amicales – K. décida de rentrer chez lui immédiatement.

Il n’avait cessé d’y penser pendant toutes les menues pauses de son travail; il lui semblait, sans trop savoir pourquoi, que les événements du matin devaient avoir causé un grand trouble dans toute la maison de Mme Grubach, et que sa présence était nécessaire pour ramener l’ordre. Sur quoi, toute trace disparaîtrait des incidents de la matinée et l’existence reprendrait son cours normal. Des trois employés de la banque, il n’y avait rien à redouter; ils avaient replongé dans l’océan du personnel et rien ne semblait modifié dans leur attitude. K. les avait convoqués à plusieurs reprises, isolément ou simultanément, pour les observer. Chaque fois il avait pu les lâcher satisfait [4].

Lorsque, à neuf heures et demie du soir, il se retrouva devant sa maison, il découvrit sous la porte cochère un jeune garçon qui se tenait là, les jambes écartées, en train de fumer tranquillement sa pipe.

«Qui êtes-vous? demanda K. aussitôt en rapprochant son visage du jeune homme, car on n’y voyait pas bien clair dans la pénombre du passage.

– Je suis le fils du concierge, monsieur, répondit le garçon qui s’effaça en retirant sa pipe de sa bouche.

– Le fils du concierge? demanda K. en frappant impatiemment le sol du bout de sa canne.

– Monsieur désire-t-il quelque chose? Dois-je aller chercher mon père?

– Non, non», dit K. avec une note d’indulgence dans la voix, comme si le jeune homme avait fait quelque chose de mal qu’il voulût bien lui pardonner. «C’est bon», ajouta-t-il en repartant, mais avant de prendre l’escalier il se retourna encore une fois.

Il aurait pu aller droit dans sa chambre, mais, comme il voulait parler à Mme Grubach, il frappa d’abord à sa porte. Mme Grubach était assise, en train de raccommoder, près d’une table sur laquelle s’amoncelaient de vieux bas. K. s’excusa distraitement de venir si tard, mais Mme Grubach fut très aimable, elle ne voulut pas écouter ses excuses; il savait bien, déclara-t-elle, qu’elle était toujours là pour lui et qu’il était son locataire préféré. K. fit des yeux le tour de la pièce; elle avait complètement repris son ancien aspect: la vaisselle du déjeuner qui se trouvait le matin sur la petite table près de la fenêtre avait déjà disparu. «Que les mains des femmes, pensa-t-il, font de choses sans qu’on les entende»; il eût peut-être brisé cette vaisselle sur place, mais il n’aurait certainement pas pu l’emporter. Il regarda Mme Grubach avec une certaine reconnaissance.

«Pourquoi êtes-vous encore à travailler si tard?» demanda-t-il.

Ils étaient maintenant assis tous deux à la table, et K. plongeait de temps en temps ses mains dans le paquet de bas.

«Il y a tant de travail! fit-elle; dans la journée j’appartiens à mes locataires; si je veux mettre mes affaires en ordre, il ne me reste que le soir.

– J’ai dû vous donner aujourd’hui un gros travail supplémentaire, lui dit-il.

– Et en quoi donc?» demanda-t-elle en s’animant; le bas qu’elle ravaudait resta dans son giron.

«Je veux parler des hommes qui sont venus ce matin.

– Ah! les hommes de ce matin! dit-elle en reprenant son air paisible, mais non, je n’ai pas eu grand mal.»

K. la regarda en silence reprendre son bas à raccommoder… «Elle a l’air, pensait-il, d’être étonnée de me voir aborder ce sujet; on dirait même qu’elle m’en blâme; il n’en est que plus urgent de parler. Il n’y a qu’avec une vieille femme que je puisse le faire.»

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[4] Passage supprimé par l’auteur - L’idée qu’il risquait de cette façon de leur faciliter sur lui-même une besogne d’observation dont ils pouvaient être chargés, lui semblait tellement ridicule, tellement chimérique, qu’il mit le front dans ses mains et demeura ainsi pendant quelques minutes avant de revenir à lui. «Encore quelques idées de ce genre, se dit-il, et tu fais un fou achevé.» Mais après cela il n’en éleva que plus fort sa voix qui était un peu stridente.