«Voilà donc tout le mystère, pensa K. Elle s’offre à moi, elle est aussi corrompue que tous les autres ici; elle a assez des gens de justice, ce qui est facile à comprendre, et elle s’adresse au premier venu en lui faisant compliment de ses yeux.»
Et il se leva sans mot dire, comme s’il avait pensé tout haut et expliqué ainsi sa conduite à la femme.
«Je ne crois pas, dit-il, que vous puissiez m’aider; pour m’aider vraiment il faudrait être en relation avec de hauts fonctionnaires, or, vous ne voyez probablement que les employés subalternes qui vont et viennent en foule ici. Ceux-là, certainement vous les connaissez bien et vous obtiendriez peut-être beaucoup d’eux, mais les plus grands services que vous pourriez leur faire rendre n’avanceraient en rien l’issue définitive de mon procès, vous n’auriez réussi qu’à vous aliéner de gaieté de cœur quelques amis, et c’est ce que je ne veux pas. Continuez à voir ces gens comme toujours; il me semble en effet qu’ils vous sont indispensables; je ne vous parle pas ainsi sans regret, car, pour répondre à votre compliment, je vous avouerai moi aussi que vous me plaisez, surtout quand vous me regardez avec cet air si triste, que rien ne motive d’ailleurs. Vous faites partie du groupe de gens que je dois combattre, mais vous vous y trouvez fort bien, vous aimez même l’étudiant, ou tout au moins vous le préférez, à votre mari, c’est une chose facile à lire dans vos paroles.
– Non, s’écria-t-elle toujours assise, et elle saisit la main de K. d’un geste si rapide qu’il ne put l’éviter. Vous ne pouvez pas partir maintenant; vous n’avez pas le droit de partir sur un jugement faux; pourriez-vous réellement partir en cet instant? Suis-je vraiment si insignifiante que vous ne vouliez même pas me faire le plaisir de rester avec moi un petit moment?
– Vous m’avez mal compris, dit K. en se rasseyant. Si vous tenez vraiment à ce que je reste, je le ferai volontiers, j’en ai le temps puisque je venais ici dans l’espoir d’un interrogatoire. Ce que je vous ai dit n’était que pour vous prier de n’entreprendre aucune démarche en ma faveur. Et il n’y a là rien qui puisse vous blesser si vous voulez bien songer que l’issue du procès m’est totalement indifférente et que je me moque d’être condamné, à supposer évidemment que le procès finisse un jour réellement, ce qui me paraît fort douteux; je crois plutôt que la paresse, la négligence ou même la crainte des fonctionnaires de la justice les a déjà amenés à cesser l’instruction; sinon cela ne tardera pas; il est possible aussi qu’ils poursuivent l’affaire dans l’espoir d’un gros pot-de-vin; mais ils en seront pour leur peine, je peux le dire d’ores et déjà, car je ne soudoierai personne. Vous pourriez peut-être me rendre service en disant au juge d’instruction, ou à tout autre personnage qui aime à répandre les nouvelles importantes, que nul des tours de force que ces messieurs emploient sans doute en abondance ne m’amènera jamais à soudoyer quelqu’un. Ce serait peine absolument perdue, vous le leur direz carrément. D’ailleurs, ils s’en sont peut-être déjà aperçus tout seuls, et, même s’ils ne l’ont pas fait, je n’attache pas tellement d’importance à ce qu’on l’apprenne maintenant. Cela ne ferait que leur épargner du travail; il est vrai que j’éviterais ainsi quelques petits désagréments, mais je ne demande pas mieux que d’essuyer ces légers ennuis pourvu que je sache que les autres en subissent le contrecoup; et je veillerai à ce qu’il en soit ainsi. Connaissez-vous le juge d’instruction?
– Naturellement, dit la femme, c’est à lui que je pensais surtout quand je vous offrais de vous aider. J’ignorais qu’il ne fût qu’un employé subalterne, mais puisque vous me le dites c’est probablement exact. Je crois que le rapport qu’il fournit à ses chefs a tout de même une certaine influence. Il écrit tant de rapports! Vous dites que les fonctionnaires sont paresseux, mais ce n’est sûrement pas vrai de tous, et surtout pas de celui-là; il écrit énormément. Dimanche dernier, par exemple, la séance a duré jusqu’au soir. Tout le monde est parti, mais il est resté là; il a fallu de la lumière, je n’avais qu’une petite lampe de cuisine, il s’en est déclaré satisfait et il s’est mis tout de suite à écrire. Mon mari, qui avait justement congé ce jour-là, était revenu entre-temps; nous sommes allés chercher nos meubles et nous avons réemménagé; il est venu encore des voisins et nous avons fait la causette à la lueur d’une bougie; bref, nous avons oublié le juge et nous sommes allés nous coucher. Tout à coup, au milieu de la nuit, il devait être déjà très tard, je me réveille et je vois le juge à côté de mon lit! Il tenait sa main devant la lampe pour empêcher la lumière de tomber sur mon mari; c’était une précaution inutile, car mon mari a un tel sommeil que la lumière ne l’aurait jamais réveillé. J’étais si effrayée que j’en aurais crié; mais le juge d’instruction a été très aimable, il m’a exhortée à la prudence, il m’a soufflé à l’oreille qu’il avait écrit jusqu’alors, qu’il me rapportait la lampe et qu’il n’oublierait jamais le spectacle que je lui avais offert dans mon sommeil. Tout cela n’est que pour vous dire que le juge d’instruction écrit vraiment beaucoup de rapports, surtout sur vous, car c’est votre interrogatoire qui a fourni la matière principale de la dernière séance de deux jours. Des rapports aussi longs ne peuvent tout de même pas rester sans aucune importance; vous voyez aussi, d’après cet incident, que le juge d’instruction me fait la cour et que je peux avoir une grosse influence sur lui, surtout maintenant, les premiers temps, car il n’a dû me remarquer que tout dernièrement. Il tient beaucoup à moi, j’en ai eu d’autres preuves. Il m’a, en effet, envoyé hier, par l’étudiant, qui est son confident et son collaborateur, une paire de bas de soie pour que je nettoie la salle des séances; mais ce n’était qu’un prétexte, car ce travail entre déjà obligatoirement dans les attributions de mon mari, on le paie pour cela. Ce sont de très beaux bas, regardez – et elle relevait les jambes pour les voir elle-même – ce sont de très beaux bas, trop même, ils ne sont pas faits pour moi.»
Elle s’interrompit brusquement et posa sa main sur celle de K. comme pour le rassurer, tandis qu’elle lui chuchotait:
«Attention, Bertold nous regarde.»
K. leva lentement les yeux. Un jeune homme se tenait à la porte de la salle; il était petit, il avait les jambes tortes et il portait toute sa barbe, une courte barbe rousse et rare dans laquelle il promenait ses doigts à tout instant pour se donner de la dignité. K. le regarda curieusement; c’était la première fois qu’il rencontrait pour ainsi dire humainement un étudiant spécialisé dans cette science juridique qu’il ignorait complètement, un homme qui parviendrait probablement un jour à une très haute fonction. L’étudiant, lui, ne sembla pas s’inquiéter de K. le moins du monde; il fit un simple signe à la femme en sortant une seconde un de ses doigts de sa barbe et alla se mettre à la fenêtre; la femme se pencha vers K. et lui souffla:
«Ne m’en veuillez pas, je vous en prie, et ne me jugez pas mal non plus; il faut que j’aille le retrouver, cet être horrible; voyez-moi ces jambes tordues! Mais je vais revenir tout de suite et je vous suivrai où vous voudrez; j’irai où vous désirerez, vous ferez de moi ce qu’il vous plaira, je ne demande qu’à partir d’ici pour le plus longtemps possible, et tant mieux si je n’y reviens jamais!»
Elle caressa encore la main de K., se leva en hâte et courut à la fenêtre.