Mon cher Monsieur Sherlock Holmes

Vous avez réellement bien joué! Vous m’avez complètement surprise. Je n’avais rien soupçonné, même après l’alerte au feu. Ce n’est qu’ensuite, lorsque j’ai réfléchi que je m’étais trahie moi-même, que j’ai commencé à m’inquiéter. J’étais prévenue contre lui depuis plusieurs mois. On m’avait informée que si le roi utilisait un policier, ce serait certainement à vous qu’il ferait appel. Et on m’avait donné votre adresse. Pourtant, avec votre astuce, vous m’avez amenée à vous révéler ce que vous désiriez savoir. Lorsque des soupçons me sont venus, j’ai été prise de remords: penser du mal d’un clergyman aussi âgé, aussi respectable, aussi galant!

Mais, vous le savez, j’ai été entraînée, moi aussi, à jouer la comédie; et le costume masculin m’est familier: j’ai même souvent profité de la liberté d’allure qu’il autorise. Aussi ai-je demandé à John, le cocher, de vous surveiller; et moi, je suis montée dans ma garde-robe, j’ai enfilé mon vêtement de sortie, comme je l’appelle, et je suis descendue au moment précis où vous vous glissiez dehors. Hé bien! je vous ai suivi jusqu’à votre porte, et j’ai ainsi acquis la certitude que ma personne intéressait vivement le célèbre M. Sherlock Holmes. Alors, avec quelque imprudence, je vous ai souhaité une bonne nuit, et j’ai couru conférer avec mon mari. Nous sommes tombés d’accord sur ceci: la fuite était notre seule ressource pour nous défaire d’un adversaire aussi formidable. C’est pourquoi vous trouverez le nid vide lorsque vous viendrez demain Quant à la photographie, que votre client cesse de s’en inquiéter! J’aime et je suis aimée. J’ai rencontré un homme meilleur que lui. Le roi pourra agir comme bon lui semblera sans avoir rien à redouter d’une femme qu’il a cruellement offensée. Je ne la garde par-devers moi que pour ma sauvegarde personnelle, pour conserver une arme qui me protégera toujours contre les ennuis qu’il pourrait chercher à me causer dans l’avenir. Je laisse ici une photographie qu’il lui plaira peut-être d’emporter. Et je demeure, cher Monsieur Sherlock Holmes, très sincèrement vôtre!

Irène Norton, née Adler.

«Quelle femme! Oh! quelle femme! s’écria le roi de Bohême quand nous eûmes achevé la lecture de cette épître. Ne vous avais-je pas dit qu’elle était aussi prompte que résolue? N’aurait-elle pas été une reine admirable? Quel malheur qu’elle ne soit pas de mon rang!

– D’après ce que j’ai vu de la dame, elle ne semble pas en vérité du même niveau que Votre Majesté! répondit froidement Holmes. Je regrette de n’avoir pas été capable de mener cette affaire à une meilleure conclusion.

– Au contraire, cher monsieur! cria le roi. Ce dénouement m’enchante: je sais qu’elle tient toujours ses promesses! La photographie est à présent aussi en sécurité que si elle avait été jetée au feu.

– Je suis heureux d’entendre Votre Majesté parler ainsi.

– J’ai contracté une dette immense envers vous! Je vous en prie; dites-moi de quelle manière je puis vous récompenser. Cette bague…»

Il fit glisser de son doigt une émeraude et la posa sur la paume ouverte de sa main.

«Votre Majesté possède quelque chose que j’évalue à plus cher, dit Holmes.

– Dites-moi quoi: c’est à vous.

– Cette photographie!»

Le roi le contempla avec ahurissement.

«La photographie d’Irène? Bien sûr, si vous y tenez!

– Je remercie Votre Majesté. Maintenant, l’affaire est terminée J’ai l’honneur de souhaiter à Votre Majesté une bonne matinée.»

Il s’inclina et se détourna sans remarquer la main que lui tendait le roi. Bras dessus, bras dessous, nous regagnâmes Baker Street.

Et voici pourquoi un grand scandale menaçait le royaume de Bohême, et comment les plans de M. Sherlock Holmes furent déjoués par une femme. Il avait l’habitude d’ironiser sur la rouerie féminine; depuis ce jour il évite de le faire. Et quand il parle d’Irène Adler, ou quand il fait allusion à sa photographie, c’est toujours sous le titre très honorable de la femme.

(juillet 1891)