– Quelle dissimulée! Ah! mais, voilà, je sais quelque chose sur toi (elle ne changea pas de visage et ne remua pas même les lèvres, comme si cela ne la regardait pas.) Je sais que la nuit passée tu es allée sur le rivage.
Et je lui racontai sérieusement tout ce que j’avais vu la nuit, pensant la troubler. Elle se mit à rire à gorge déployée.
– Vous avez vu beaucoup et vous savez bien peu; mais ce que vous savez mettez-le sous clef [12].
– Et si, par exemple, je m’imaginais d’aller le raconter au gouverneur?» lui dis-je en me faisant une mine sérieuse et prenant un air sévère.
Elle bondit en chantant et s’enfuit comme l’oiseau effrayé s’échappe d’un buisson; mes dernières paroles l’avaient effarouchée. Je n’en soupçonnai point alors l’importance, et j’eus occasion de m’en repentir plus tard.
Cependant, la nuit était venue; j’ordonnai à mon cosaque de mettre au feu ma théière de campagne; j’allumai une bougie, m’assis près de la table et me mis à fumer ma pipe. J’achevais ma deuxième tasse de thé lorsque tout à coup la porte s’ouvrit, un léger bruit de vêtement se fit entendre derrière moi; je tressaillis et me retournai. C’était elle, mon ondine! Elle s’assit devant moi doucement et en silence, et dirigea sur moi ses yeux profonds. Je ne sais pourquoi ce regard me parut admirablement tendre. Il me rappela un de ces regards qui, dans les années passées, m’avaient absolument poussé à jouer ma vie. Elle semblait attendre une question, mais je me taisais, plein d’un trouble inexprimable. Son visage était couvert d’une sombre pâleur, signe de l’agitation de son âme; sa main errait sans but sur la table, et je remarquai qu’elle tremblait légèrement; son sein se gonflait et elle paraissait retenir sa respiration. Cette scène commençait à m’agacer et je m’apprêtais à rompre le silence d’une façon banale en lui présentant une tasse de thé, lorsque soudain elle s’élança, entoura mon cou de ses bras et déposa sur mes lèvres un baiser humide et brûlant. Un nuage passa sur mes yeux, ma tête s’enflamma et je la serrai dans mes bras avec toute la force et la passion de la jeunesse; mais elle glissa comme une couleuvre entre mes bras et me dit à l’oreille:
«Cette nuit, quand tout dormira, viens sur le rivage!»
Et d’un bond elle sauta hors de la chambre. Dans le vestibule elle renversa sur le parquet la théière et la bougie.
«Quel démon, que cette folle,» cria mon cosaque en se retournant sur la paille, essayant de réchauffer les restes du thé.
Alors seulement je revins à moi.
Vers deux heures, lors que tout se tut dans le port, j’éveillai mon cosaque et lui dis:
– Si je tire un coup de pistolet, accours sur le rivage.
Il ouvrit les yeux et me répondit machinalement:
– J’entends votre seigneurie.
Je passai mes pistolets à ma ceinture et sortis. Elle m’attendait sur la berge. Son vêtement était plus que léger; un fichu entourait sa taille souple.
– Marches derrière moi,» me dit-elle en me prenant par la main, et nous nous mîmes à descendre. Je ne comprends pas comment je ne me cassai pas le cou. En bas, nous tournâmes à droite et nous prîmes ce même chemin sur lequel j’avais, la veille, suivi l’aveugle. La lune n’était pas encore levée et deux petites étoiles seulement brillaient dans la voûte sombre comme des lanternes de phare, les ondes roulaient en cadence l’une après l’autre et en murmurant soulevaient à peine une barque amarrée au rivage.
«Entrons dans la barque» me dit mon guide.
J’hésitais, car je suis peu amateur des promenades sentimentales sur la mer, mais il n’était plus temps de refuser. Elle sauta dans la barque et moi derrière elle. Je n’étais pas revenu à moi que déjà nous nagions.
«Que signifie cela? lui demandai-je d’un ton furieux.
– Cela signifie, répondit-elle en m’asseyant sur un banc et entourant ma taille de ses mains; cela signifie que je t’aime.»
Sa joue touchait la mienne et je sentis sur mon visage son haleine ardente. Soudain j’entends tomber à l’eau quelque chose; je porte la main à ma ceinture, plus de pistolets! Oh! à ce moment un effrayant soupçon traversa mon esprit; le sang me monta à la tête. Je regardai en arrière; nous étions à cent mètres environ du bord et je ne savais pas nager. Je voulus me débarrasser d’elle; mais elle, comme un chat, s’accrocha à mes vêtements, et d’un choc violent faillit me jeter à la mer. La barque balançait, pourtant je parvins à me redresser, et alors commença entre nous une lutte désespérée. La fureur me donnait des forces, mais je remarquai bientôt que je le cédais en agilité à mon adversaire…
– Que me veux-tu? lui criai-je en serrant fortement sa petite main.
Ses doigts craquèrent, elle ne poussa pas un cri; cette nature de serpent endura cette torture.
– Tu vois, dit-elle, tu iras faire des rapports sur nous!»
Et, avec une force surnaturelle, elle me jeta sur le bord. Enlacés par la ceinture, nous tombâmes et penchions sur l’eau; ses cheveux touchaient la mer, le moment était décisif. M’appuyant alors sur mon genou, je la saisis d’une main par les cheveux, de l’autre à la gorge; elle lâcha mes vêtements et d’un seul coup je la lançai au milieu des flots.
Il faisait sombre; sa tête parut deux fois au milieu de l’écume des vagues, et puis, je ne vis plus rien…
Dans le fond de la barque, je trouvai la moitié d’une vieille rame. Et après de longs efforts je pus regagner le bord. En suivant le rivage jusqu’à la masure j’observai malgré moi les lieux où la veille, l’aveugle était venu attendre le navigateur nocturne. La lune glissait déjà dans les cieux et il me sembla que j’apercevais quelque chose de blanc assis sur le rivage; je m’approchai doucement, stimulé par la curiosité, et me couchai entre les herbes; avançant ensuite la tête, je pus bien voir des rochers tout ce qui se faisait en bas, et sans m’en étonner beaucoup, je me réjouis de reconnaître ma petite ondine. Elle exprimait l’onde amère de ses longs cheveux; sa chemise humide dessinait sa taille souple et sa gorge protubérante. Bientôt une barque se montra au loin; elle aborda rapidement, et comme la veille un homme en sortit en costume tartare; il avait les cheveux coupés à la cosaque et au cuir de sa ceinture pendait un grand couteau.
– Ianko! lui dit-elle, tout est perdu! Puis leur conversation se prolongea, mais si bas, que je ne pouvais rien entendre…
– Mais où est l’aveugle? dit enfin Ianko, en élevant la voix.
– Je l’ai envoyé à la maison, répondit-elle.
Au bout d’un moment l’aveugle parut portant sur son dos un sac qu’ils placèrent dans la barque.
– Écoute-moi, l’aveugle, dit Ianko, garde bien la maison… tu sais? là sont de riches marchandises… Dis à… (je n’entendis pas le nom) que je ne puis plus le servir; les affaires vont mal, il ne me verra plus, il y a du danger maintenant; j’irai chercher du travail ailleurs, et il ne retrouvera pas un hardi marin comme moi. Oui, dis-lui que s’il avait mieux payé mes peines, Ianko ne l’aurait pas abandonné; mais mon chemin est partout où souffle le vent et gronde la mer… Après un peu de silence, Ianko continua: Elle viendra avec moi, elle ne peut rester ici. Mais dis à la vieille que son heure est venue et qu’elle doit faire place aux autres… elle ne nous reverra jamais.