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Comment se trouvait-il là, chez elle, devant elle, poursuivi, à ce qu’elle avait pu comprendre, mais, somme toute, libre pour le moment?

Telles étaient les questions qu’elle se posait sans pouvoir les résoudre.

Le jardinier avait achevé son récit et attendait respectueusement les ordres de sa maîtresse.

Les deux intrus n’avaient pas dit un mot, fait un geste.

Eux aussi attendaient évidemment la décision qu’allait prendre la jeune femme, pour régler leur attitude.

La comtesse se décida et dit avec douceur:

– C’est bien, Gaspard, vous avez fait votre devoir, je suis contente de vous… vous pouvez vous retirer… et puisque ces messieurs désiraient parler au maître de céans, en son absence, ils voudront peut-être bien me dire à moi ce qu’ils avaient à dire… Allez!…

Le jardinier se courba en deux et se retira à reculons en murmurant un:

– Madame est trop bonne!…

Juliette attendit qu’il se fût complètement éloigné et, lorsqu’elle se fut assurée qu’il avait disparu, elle se tourna vers les deux hommes qui attendaient toujours, et contempla longuement d’Assas sans paraître remarquer son compagnon et sans dire un mot.

Instinctivement d’Assas avait pris une pose hautaine, et les bras croisés sur la poitrine, l’œil fixé sur son ennemie, une moue dédaigneuse aux lèvres, il semblait dire:

– Qu’attendez-vous pour me livrer?…

Crébillon, lui, était en apparence parfaitement calme et froid; seulement ses petits yeux, où pétillaient une lueur malicieuse, ne perdaient pas de vue les traits fatigués et décomposés de la jeune femme, et se reportaient de temps en temps avec une pointe d’ironie moqueuse sur son jeune compagnon.

Et le poète, qui était un profond observateur et dont l’esprit inquiet était toujours en éveil, se disait intérieurement avec une satisfaction manifeste:

– Voilà donc l’ennemie mortelle de cette pauvre Jeanne et de ce joli garçon… Mordieu; la splendide créature! et si j’avais seulement vingt ans de moins, je donnerais beaucoup pour être regardé par elle comme elle regarde en ce moment ce grand dadais de chevalier qui me fait l’effet, en amour, de ne voir pas plus loin que le bout de son nez… Ah! les jeunes gens d’aujourd’hui!… nous valions mieux que cela de mon temps… Enfin, cette cruelle ennemie ne nous a pas encore livrés… c’est étrange!… et même, Dieu me damne! elle a évité de prononcer le nom du chevalier devant le farouche Gaspard qui nous a rendu un fieffé service… Que la peste l’étrangle… est-ce que?…

Cependant la comtesse, d’une voix que l’émotion faisait trembler, disait à d’Assas:

– Vous?… Vous?… Ici!…

Et Crébillon aux aguets trouvait que, pour une farouche ennemie, cette simple exclamation était poussée avec une étrange douceur.

– Vous êtes donc libre?… reprenait la comtesse.

Et Crébillon, à part lui, songeait:

– Ouais!… elle dit cela comme elle dirait: «Que je suis donc heureuse de vous voir libre enfin!…» Étrange!… étrange!…

– Comment êtes-vous libre? continuait la comtesse, alors que je sais que, ce matin même, le roi a ordonné que vous fussiez transféré à la Bastille?

– Vous savez cela, vous, madame?… demanda sèchement d’Assas. Pour être si bien renseignée, sans doute êtes-vous pour quelque chose dans cet ordre donné par le roi?

Juliette rougit.

Crébillon remarqua cette rougeur et se mit à tousser violemment, en coulant un regard de travers sur d’Assas et en grommelant:

– La peste soit du maladroit qui ne voit rien!…

– Comment êtes-vous ici? demanda encore Juliette. Avant que d’Assas eût répondu un mot, Crébillon s’avança avec une grâce galante, le jarret tendu, et dit en s’inclinant profondément:

– Souffrez, madame, puisque mon ami, M. le chevalier d’Assas, n’ose le faire, que je vous présente moi-même M. Prosper Jolyot de Crébillon, humble nourrisson des Muses à qui des esprits, évidemment égarés par une trop bienveillante indulgence, veulent bien reconnaître quelque talent.

Le poète, nous l’avons dit déjà, ne payait pas de mine.

De son côté, Juliette avait eu le temps de se façonner au grand air d’alors en se frottant journellement à des personnages d’une politesse raffinée, servie d’ailleurs en cela par des dispositions naturelles et des dons de premier ordre.

Devant cette présentation incorrecte faite sur un ton emphatique et en termes théâtraux, elle laissa tomber sur le poète un regard de dédain écrasant, qui eût intimidé tout autre que notre brave ivrogne.

Celui-ci, sans paraître rien remarquer, avec une aisance souriante, continua imperturbablement:

– Vous nous faisiez, je crois, l’honneur de nous demander comment nous nous trouvions ainsi chez vous, madame?… M. d’Assas, évidemment subjugué par la splendeur de vos charmes, restant bouche bée, muet d’admiration devant vous, permettez à un homme de mon âge, un ami dévoué, madame, de vous donner l’explication que vous êtes en droit d’attendre de nous.

Tout en s’adressant à la jeune femme, Crébillon décochait à l’adresse de d’Assas un coup d’œil suppliant comme pour le prier de se taire et de le laisser faire.

Celui-ci comprit du reste parfaitement la signification de ce coup d’œil, et comme il lui répugnait souverainement de s’expliquer avec la comtesse, ce fut avec une satisfaction visible qu’il laissa son nouvel ami se charger de ce soin.

La jeune femme, de son côté, voyant que le chevalier paraissait décidé à s’opiniâtrer dans une prudente réserve à son égard, mais désirant néanmoins être fixée, se décidait à répondre à ce personnage qui lui paraissait quelque peu ridicule, mais qui, du moins, à ses yeux, avait l’avantage de paraître disposé à raconter ce qu’il savait et qui l’intéressait, elle, au plus haut point:

– Parlez donc, monsieur, je vous écoute.

– M. d’Assas, reprit Crébillon, a l’heur d’être sinon de vos amis, du moins connu de vous. Vous saviez, madame, qu’il était incarcéré au château puisque vous disiez tout à l’heure que le roi avait donné, ce matin même, l’ordre de le faire transférer à la Bastille. Mais saviez-vous pourquoi il était arrêté et quel crime il avait commis?

– Non, monsieur, j’ignore ce détail.

– Sachez donc, madame, que ce brave garçon a eu la malencontreuse idée d’aller trouver le roi pour lui rendre un service signalé… Or les grands, vous le savez, ou vous ne le savez pas, madame, n’aiment pas qu’on leur rendre certain service quand ils ne l’ont pas demandé… Notre bien-aimé souverain a octroyé au chevalier, ici présent, la récompense que méritait son intempestive intervention… en le faisant arrêter séance tenante.

Mais quand on a l’âge de M. d’Assas et son physique, les quatre murs d’une cellule n’ont rien de bien attrayant et l’on songe obstinément à se soustraire à une réclusion contraire à l’hygiène… C’est ce qu’il a fait et, à défaut d’autre moyen, le chevalier s’est tranquillement laissé choir de la terrasse du château.

– Du haut de la terrasse?… Quelle folie!… vous pouviez vous tuer.

– Je crois bien, madame, songez donc… Quatre-vingts et quelques pieds de hauteur…

– Ah! mon Dieu!…

– C’est effrayant, fit narquoisement Crébillon; il est vrai que monsieur était suspendu à une sorte d’engin inconnu… mais si fragile… que vraiment c’est miracle qu’il ne se soit pas rompu les os!…

– Vous avez fait cela?… interrogea Juliette haletante.

– Comme j’ai l’honneur de vous le dire… Bref, monsieur s’est tiré de là sain et sauf, et j’ai eu l’avantage de lui offrir l’hospitalité en une modeste hôtellerie où je suis descendu…

Mais, madame, le croiriez-vous?… le lendemain matin, c’est-à-dire ce matin même, à une heure où l’alarme devait être donnée au château et où certainement on devait le rechercher de tous côtés, M. d’Assas a commis une folie autrement téméraire.

– Qu’avez-vous donc fait encore? demanda la comtesse en joignant les mains avec angoisse.

– Figurez-vous que monsieur prétendait avoir une explication à demander à un gentilhomme du roi… un certain comte du Barry, je crois…

Juliette tressaillit et regarda attentivement tour à tour d’Assas toujours muet et impassible et Crébillon toujours souriant et satisfait comme si l’intérêt évident que montrait la jeune femme s’adressait à lui.

– Or, savez-vous en quoi consistait cette soi-disant explication?… Je vous le donne en mille, madame… Ne cherchez pas, vous ne trouveriez pas… Monsieur que voici, de la propre main que voilà, a tout bellement administré à ce… comte du Barry… décidément c’est bien ainsi qu’il s’appelle… la plus belle bastonnade que j’ai vue appliquer de ma vie…

– La bastonnade?… au comte? Oh!…