Le soir, au milieu du souper des Huguenin, un domestique du château vint prier Pierre de se rendre auprès de M. le comte. Ce message fut transmis avec une politesse qui frappa le père Lacrête, présent au souper.
– Jamais je n’ai vu leurs laquais si honnêtes, dit-il tout bas à son compère.
– Je t’assure que mon fils a quelque chose de singulier, répondit de même le père Huguenin. Il impose à tout le monde.
Pierre était monté à sa chambre. Il en redescendit habillé et peigné comme un dimanche. Son père eut envie de l’en plaisanter; il n’osa pas.
– Excusez! dit le Berrichon dès que Pierre fut sorti pour se rendre au château. Il s’est fait brave, notre jeune maître! S’il y va de ce train-là gare à vous, pays Corinthien! la petite baronne ne vous regardera plus.
– Assez de plaisanteries là-dessus, dit le père Huguenin d’un ton sévère. Les propos portent toujours malheur, et ceux-là pourraient faire du tort à mon fils. Si vous n’y tenez pas, mon Amaury, vous ne laisserez pas continuer.
– Les paroles oiseuses me déplaisent autant qu’à vous, mon maître, répondit le Corinthien. Ainsi, Berrichon, nous ne parlerons plus de cela, n’est-ce pas, ami?
– Assez causé, dit la Clef-des -cœurs. Mon affaire, à moi, c’est de faire rire. Quand on ne rit plus…
– Nous savons que tu as de l’esprit, mon garçon, dit le père Huguenin. Tu nous feras rire d’autre chose.
– C’est égal, dit le Berrichon, ces gens du château me reviennent, à moi. Ça n’est pas fier, et c’est gentil comme tout, ces dames nobles!
Quand Pierre vit ouvrir devant lui la porte du cabinet de M. de Villepreux, il sentit un malaise affreux s’emparer de lui.
Lorsqu’il entra, Yseult se leva. Fut-ce pour le saluer ou pour lui faire place? Pierre se découvrit sans oser la voir.
– Veuillez vous asseoir, monsieur, dit le comte en lui montrant un siège.
Pierre se troubla, et prit un siège qui était embarrassé de livres et de papiers. Yseult vint à son secours en lui en plaçant un autre auprès de la table, et elle s’éloigna un peu. Il ne sut pas où elle s’asseyait, tant il craignait de rencontrer son regard.
– Je vous demande pardon si je vous ai fait venir, dit le comte; mais je suis trop vieux et trop goutteux pour me déplacer. J’ai vu ce matin que la réparation des boiseries allait fort vite, et je voudrais savoir de vous si vous croyez pouvoir vous charger d’y mettre les ornements de sculpture.
– Ce n’est pas ma partie, répondit Pierre; mais avec l’aide de mon compagnon, à qui j’ai vu exécuter des ornements très délicats et très difficiles, je crois pouvoir copier fidèlement ceux dont il est question.
– Ainsi vous voudrez bien vous en charger? dit le comte. Mon intention était d’abord de faire venir des sculpteurs en bois; mais d’après ce que vous m’avez dit ce matin, et sur ce que j’ai vu de votre travail, l’idée m’est venue de vous confier aussi la sculpture. C’est pourquoi j’ai voulu vous voir seul, afin de ne pas blesser votre compagnon au cas où, dans votre conscience, vous jugeriez cet ouvrage au-dessus de ses forces.
– Je crois que vous serez content de lui, monsieur le comte. Mais je dois vous dire d’avance que ce travail prendra beaucoup de temps; car aucun de nos apprentis ne pourrait nous y aider.
– Eh bien, vous prendrez le temps nécessaire. Pouvez-vous me promettre de ne pas vous laisser interrompre par des travaux étrangers à ceux de ma maison?
– Je le puis, monsieur le comte. Mais un scrupule me retient. Oserai-je vous demander si vous aviez jeté les yeux sur quelque sculpteur pour lui confier cet ouvrage?
– Sur aucun. Je comptais demander à mon architecte de Paris de m’envoyer ceux qu’il jugerait propres. Mais puis-je vous demander, à mon tour, pourquoi vous me faites cette question?
– Parce qu’il est contraire à l’esprit de notre corps, et, je pense, à la délicatesse en général, de nous charger d’une besogne qui n’est pas dans nos attributions ordinaires, lorsque nous nous trouvons en concurrence avec ceux qu’elle concerne exclusivement. Ce serait empiéter sur les droits d’autrui, et priver des ouvriers d’un profit qui leur revient naturellement plus qu’à nous.
– Ce scrupule est honnête, et ne m’étonne pas de votre part, répondit le comte. Mais vous pouvez être tranquille; je ne m’étais adressé à personne, et d’ailleurs ma volonté à cet égard doit s’exercer librement. Le déplacement d’ouvriers étrangers à la province augmenterait de beaucoup ma dépense. Prenez cette raison pour vous, s’il vous en faut une. Pour moi, j’en ai une autre; c’est le plaisir de vous confier un travail qui doit vous plaire, et dont vous sentez si bien la beauté.
– Je ne commencerai cependant pas, répondit Pierre, sans vous avoir soumis un échantillon de notre savoir-faire, afin que vous puissiez changer d’avis si nous ne réussissons pas bien.
– Pourriez-vous me l’apporter dans quelques jours?
– Je pense que oui, monsieur le comte.
– Et moi, dit mademoiselle de Villepreux, puis-je vous faire une prière, monsieur Pierre?
Pierre tressaillit sur sa chaise en entendant cette voix s’adresser à lui. Il avait cru que si jamais pareille chose pouvait arriver, ce serait sous l’influence de circonstances bizarres et romanesques. Ce qui est tout naturel ne contente guère une imagination échauffée. Il s’inclina sans pouvoir dire un mot.
– Ce serait, reprit Yseult, de replacer la porte de mon cabinet, que M. Lerebours vous a redemandée déjà bien des fois, et qui est égarée, à ce qu’il prétend. Vous me feriez un grand plaisir de la faire chercher, et de la remettre en place, dans quelque état qu’elle se trouve.
– À propos, c’est vrai! dit le comte. Elle aime son cabinet, et ne peut plus s’y tenir.
– Cela sera fait demain, répondit Pierre.
Et il se retira tout accablé, tout effrayé de la tristesse qui revenait s’emparer de lui.
– Je suis un fou, se dit-il en reprenant le chemin de sa maison. Cette porte sera replacée demain: il le faut; il faudra qu’elle soit fermée pour toujours entre elle et moi.