Il n’avait pas beaucoup de temps pour s’y abandonner, dans l’?choppe du grand-p?re, qui ne restait pas un instant silencieux, tapant, jabotant, du matin au soir. Mais il y a toujours place pour le r?ve. Que de journ?es de songes on peut faire, debout, les yeux ouverts, en une seconde de vie! – Le travail de l’ouvrier s’accommode assez bien d’une pens?e intermittente. Son esprit aurait peine ? suivre, sans un effort de volont?, une cha?ne un peu longue des raisonnements serr?s; s’il parvient ? le faire, il y manque, ?? et l?, quelques mailles; mais dans les intervalles des mouvements rythm?s, les id?es s’intercalent, les images surgissent; les gestes r?guliers du corps les font jaillir, comme le soufflet de forge. Pens?e du peuple! Gerbe de feu et de fum?e, pluie d’?tincelles qui s’?teignent, se rallument et s’?teignent! Mais parfois l’une d’elles, emport?e par le vent, va mettre l’incendie aux riches meules bourgeoises…

Olivier r?ussit ? faire entrer Emmanuel dans une imprimerie. C’?tait le v?u de l’enfant; et le grand-p?re ne s’y opposa point: il voyait volontiers son petit-fils plus instruit que lui; et il avait du respect pour l’encre d’imprimerie. Dans le nouveau m?tier, le travail ?tait plus fatiguant que dans l’ancien; mais parmi la foule des travailleurs, le petit se sentait plus libre de penser que dans l’?choppe, seul, ? c?t? du grand-p?re.

Le meilleur moment ?tait ? l’heure du d?jeuner. Loin du flot des ouvriers qui envahissait les petites tables sur le trottoir et les d?bits de vins du quartier, il s’?chappait en clopinant vers le square voisin; et l?, ? cheval sur un banc, sous le dais d’un marronnier, pr?s d’un faune [2] de bronze qui dansait, une grappe ? la main, il d?ballait son pain et le morceau de charcuterie envelopp? dans un papier gras; et il le savourait lentement, au milieu d’un cercle de moineaux. Sur la pelouse verte, de petits jets d’eau faisaient tomber leur fine pluie en r?seau gr?sillant. Dans un arbre ensoleill?, des pigeons bleus d’ardoise, ? l’?il rond, roucoulaient. Et tout autour c’?tait le ronflement perp?tuel de Paris, le grondement des voitures, la mer bruissante des pas, les cris familiers de la rue, le lointain fl?teau rieur d’un raccommodeur de fa?ence, un marteau de terrassier tintant sur les pav?s, la noble musique d’une fontaine, – enveloppe fi?vreuse et dor?e du r?ve parisien… – Et le petit bossu, ? cheval sur son banc, la bouche pleine, ne se pressant pas d’avaler, s’alanguissait dans une torpeur, o? il ne sentait plus son ?chine douloureuse, et son ?me ch?tive; il ?tait baign? d’un bonheur impr?cis et grisant…

– «… Ti?de lumi?re, soleil de la justice, qui luira demain pour nous, d?j? ne luis-tu pas? Tout est si bon, si beau! On est riche, on est fort, on se porte bien, on aime… J’aime, j’aime tous et tous m’aiment… Ah! qu’on est bien! Qu’on sera bien, demain!…»

Les sir?nes d’usines sifflaient; l’enfant s’?veillait, avalait sa bouch?e, buvait une longue gorg?e ? la Wallace voisine, et, rentr? dans sa carapace bossue, il allait, de sa d?marche sautillante et boiteuse, reprendre sa place ? l’imprimerie, devant les casiers aux lettres magiques, qui ?criraient un jour le Mane Thecel Phar?s [3] de la R?volution.

*

Le p?re Feuillet avait un vieil ami, Trouillot, le papetier, de l’autre c?t? de la rue. Une papeterie-mercerie o? l’on voyait, ? la devanture, des bonbons roses et verts dans des bocaux, et des poup?es en carton sans bras, ni jambes. D’un trottoir, ? l’autre, l’un sur le pas de sa porte, l’autre dans son ?choppe, ils ?changeaient clignements d’yeux, hochements de t?te, et pantomimes vari?es. ? certaines heures, quand le savetier ?tait las de taper et qu’il avait, disait-il, la crampe dans les fesses, ils se h?laient, La Feuillette de son gueuloir glapissant, Trouillot d’un mugissement de veau enrou?; et ils allaient siroter un verre au comptoir voisin. Ils ne se pressaient pas de revenir. C’?taient de sacr?s bavards. Ils se connaissaient depuis pr?s d’un demi-si?cle. Le papetier avait jou? lui aussi, son bout de r?le dans le grand m?lodrame de 1871. On ne s’en serait pas dout?, ? voir ce gros homme placide, une toque noire sur la t?te, v?tu d’une blouse blanche, avec sa moustache grise de vieux troupier, ses yeux vagues d’un bleu p?le stri?s de rouge, sous lesquels les paupi?res faisaient des poches, ses joues flasques et luisantes, toujours en transpiration, tra?nant la jambe, goutteux, le souffle court, la langue lourde. Mais il n’avait rien perdu de ses illusions d’antan. R?fugi? en Suisse pendant quelques ann?es, il y avait rencontr? des compagnons de diverses nations, et notamment des Russes, qui l’avaient initi? aux beaut?s de l’anarchie fraternelle. L?-dessus, il n’?tait pas d’accord avec La Feuillette, qui ?tait un vieux Fran?ais, partisan de la mani?re forte et de l’absolutisme dans la libert?. Pour le reste, fermes croyants l’un et l’autre dans la r?volution sociale et la Salente [4] ouvri?re de l’avenir. Chacun ?tait ?pris d’un chef en qui il incarnait l’id?al de ce qu’il aurait voulu ?tre. Trouillot ?tait pour Joussier, et La Feuillette pour Coquard. Ils discutaient interminablement sur ce qui les divisait, estimant que leurs pens?es communes ?taient d?montr?es; – (peu s’en fallait qu’entre deux rasades ils ne les crussent r?alis?es). – Des deux, le plus raisonneur ?tait le savetier. Il croyait par raison; du moins, il s’en flattait: car Dieu sait que sa raison ?tait d’une esp?ce singuli?re! Elle n’e?t pu chausser d’autre pied que le sien. Cependant, moins expert en raison qu’en chaussures, il pr?tendait que les autres esprits se chaussassent ? son pied. Le papetier, plus paresseux, ne se donnait pas la peine de d?montrer sa foi. On ne d?montre que ce dont on doute. Il ne doutait point. Son optimisme perp?tuel voyait les choses comme il les d?sirait, et il ne les voyait pas quand elles ?taient autrement, ou il les oubliait. Les exp?riences f?cheuses glissaient sur son cuir, sans y laisser de traces. – Tous deux ?taient de vieux enfants romanesques qui n’avaient pas le sens de la r?alit?; la r?volution, dont le nom seul les grisait, ?tait pour eux une belle histoire qu’on se raconte et dont on ne sait plus tr?s bien si elle arrivera jamais, ou si elle est arriv?e. Et tous deux avaient foi dans l’Humanit?-Dieu, par transposition de leurs habitudes h?r?ditaires, pli?es durant des si?cles devant le Fils de l’Homme. – Inutile d’ajouter que tous deux ?tait anticl?ricaux.

Le plaisant ?tait que le bon papetier habitait avec une ni?ce fort d?vote, qui faisait de lui ce qu’elle voulait. Cette petite femme tr?s brune, grassouillette, aux yeux vifs, dou?e d’une volubilit? de parole qui relevait encore un fort accent de Marseille, ?tait veuve d’un r?dacteur au minist?re du commerce. Rest?e seule sans fortune, avec une fillette, et recueillie par l’oncle, cette bourgeoise, qui avait des pr?tentions, n’?tait pas loin de croire qu’elle faisait une gr?ce ? son parent le boutiquier, en vendant ? son magasin; elle tr?nait avec des airs de reine d?chue, que, fort heureusement pour les affaires de l’oncle et pour la client?le, temp?rait son exub?rance naturelle. Royaliste et cl?ricale, comme il convenait ? une personne de sa distinction, Mme Alexandrine ?talait ses sentiments avec un z?le indiscret, stimul? par le malin plaisir de taquiner le vieux m?cr?ant chez qui elle s’?tait install?e. Elle s’?tait constitu?e la ma?tresse du logis, responsable de la conscience de toute la maisonn?e; si elle ne pouvait convertir l’oncle – (et elle se jurait bien de l’attraper in extremis ), – elle s’en donnait ? c?ur joie de tremper le diable dans l’eau b?nite. Elle ?pinglait au mur des images de Notre-Dame de Lourdes et de Saint-Antoine de Padoue; elle ornait la chemin?e de f?tiches peinturlur?s sous des globes de verre; et, la saison venue, elle installait dans l’alc?ve de sa fille une chapelle du mois de Marie, avec de petites bougies bleues. On ne savait ce qui l’emportait, dans sa d?votion agressive, d’une affection r?elle pour l’oncle qu’elle souhaitait de convertir, ou de la joie qu’elle avait ? l’emb?ter.

Le brave homme, apathique et un peu endormi, laissait faire; il ne se risquait pas ? relever les provocations batailleuses de sa terrible ni?ce: avec une langue si bien pendue, impossible ? lutter; avant tout, il voulait la paix. Une seule fois, il se f?cha, lorsqu’un petit saint Joseph tenta subrepticement de se glisser dans sa chambre, au-dessus de son lit; sur ce point, il eut gain de cause, car il faillit en avoir une attaque, et la ni?ce prit peur; l’exp?rience ne fut pas renouvel?e. Pour tout le reste, il c?da, affectant de ne pas voir; cette odeur de bon Dieu lui causait bien quelque malaise; mais il ne voulait pas y penser. Au fond, il admirait sa ni?ce, et il ?prouvait un certain plaisir ? ?tre malmen? par elle. Et puis, ils s’accordaient pour choyer la fillette, la petite Reine, ou Rainette.

Elle avait treize ans, et elle ?tait toujours malade. Depuis des mois, une coxalgie la tenait ?tendue et captive, tout un c?t? du corps moul? dans une goutti?re, comme une petite Daphn? dans son ?corce. Elle avait des yeux de biche bless?e et le teint d?color? des plantes priv?es de soleil; une t?te trop grosse, que ses cheveux blond p?le, tr?s fins et tr?s tir?s, faisaient para?tre encore plus grosse; mais un visage mobile et d?licat, un vivant petit nez, et un bon sourire enfantin. La d?votion de la m?re avait pris chez l’enfant souffrante et d?s?uvr?e un caract?re exalt?. Elle passait des heures ? r?citer son chapelet de corail, que le pape avait b?nit; et elle s’interrompait pour le baiser avec emportement. Elle ne faisait presque rien, de toute la journ?e; les travaux ? l’aiguille la fatiguaient; Mme Alexandrine ne lui en avait pas donn? le go?t. ? peine si elle lisait quelques Tracts insipides, quelque fade histoire miraculeuse, dont le style pr?tentieux et plat lui semblait la po?sie m?me, – ou les r?cits des crimes avec illustrations colori?es dans les journaux du Dimanche que sa stupide m?re lui mettait dans les mains. ? peine si elle faisait quelques mailles de crochet, en remuant les l?vres, moins attentive ? son ouvrage qu’? la conversation qu’elle tenait avec une sainte de ses amies, ou m?me avec le bon Dieu. Car il ne faut pas croire qu’il soit n?cessaire d’?tre une Jeanne d’Arc, pour avoir de ces visites; nous en avons tous re?u. Seulement, ? l’ordinaire, les visiteurs c?lestes nous laissent parler seuls, assis ? notre foyer; et ils ne disent mot. Rainette ne songeait pas ? s’en formaliser: qui ne dit mot consent. D’ailleurs, elle avait tant ? leur dire qu’? peine leur laissait-elle le temps de r?pondre: elle r?pondait pour eux. Elle ?tait une bavarde silencieuse; elle tenait de sa m?re la volubilit? de langue; mais ce flot s’infiltrait en paroles int?rieures, comme un ruisseau qui dispara?t sous terre. – Naturellement, elle faisait partie de la conspiration contre l’oncle, afin de le convertir; elle se r?jouissait de chaque pouce de la maison conquis sur l’esprit de t?n?bres par les esprits de lumi?re; elle cousait des m?dailles saintes dans les doublures d’habit du vieux, ou bien elle lui glissait dans les poches un grain de chapelet, que l’oncle, pour faire plaisir ? sa petite ni?ce affectait de ne pas remarquer. – Cette mainmise des deux d?votes sur le mangeur de pr?tres causait l’indignation et la joie du savetier. Il ne tarissait pas en grosses plaisanteries sur les femmes qui portent culotte; et il se gaussait de son ami, qui se laissait mettre sous la pantoufle. Il n’avait pas lieu de faire le malin: car lui-m?me avait ?t? afflig? pendant vingt ans d’une femme acari?tre et sobre, qui le traitait de pochard, et devant qui il baissait la cr?te. Il se gardait d’en faire mention. Le papetier, un peu honteux, se d?fendait mollement, professant d’une langue p?teuse une tol?rance ? la Kropotkine.