12 – À LA FOIRE AUX JAMBONS

— Un taxi-auto ? jamais de la vie, Fandor. Un fiacre attelé c’est très suffisant. Il faut faire des économies. D’ailleurs nous ne sommes pas pressés, bien au contraire, car il est de bonne heure et nous avons à causer.

Juve et Fandor, sortant vers huit heures du soir d’un restaurant de la rue Royale, avaient hélé un fiacre qui passait. L’automédon s’arrêta, chargea ses deux clients, mais grommela lorsque Juve lui donna l’adresse :

— Place de la Nation.

Le cocher, fouettant son cheval qui n’en avançait pas plus vite pour cela, haussa les épaules :

— Toujours des courses à faire crever les bêtes, grogna-t-il dans sa barbe.

Puis, ayant abaissé le drapeau de son taximètre, il s’engagea sur les boulevards.

Le policier et le journaliste fumant de gros cigares en personnes qui viennent de bien dîner, n’avaient d’ailleurs prêté aucune attention à ce petit manège du cocher et Fandor, d’un air gouailleur, interrogeait Juve :

— Maintenant que nous sommes seuls, dit-il, sans voisins de table susceptibles d’écouter nos conversations, allez-vous m’expliquer par suite de quel hasard extraordinaire vous avez pu dîner avec moi ce soir, par suite aussi de quel phénomène vous consentez à m’accompagner à la foire aux jambons ? Nous allons avoir l’air de deux étudiants en goguette.

—De deux étudiants, sourit Juve, toi, peut-être, Fandor, mais moi, un vieux bonhomme de mon espèce…

— Ça va bien, ça va bien, Juve, c’est à peine si la quarantaine a sonné pour vous, vous êtes vigoureux, robuste comme un homme de trente ans.

— Flatteur.

— Juve, n’essayez pas de détourner la conversation, ma parole je n’en crois pas mes yeux. Vous n’avez ni menottes aux poignets, ni entraves aux pieds, ni chaîne autour des reins, vous êtes donc libre ?

— Qu’est-ce que cela signifie, Fandor ? je ne sors pas de prison, que je sache.

— Oh, c’est tout comme. Voilà près d’une semaine que vous êtes sinon en prison, car votre retraite est volontaire, mais du moins cloîtré comme un moine en tête à tête avec ce mystérieux Américain que vous êtes allé chercher au Havre. Méditez-vous quelque conspiration tous les deux ? Ou préparez-vous une descente en Amérique ?

— Hum, pas exactement. Nous ne vivons pas cloîtrés. Bien au contraire, mon cher Fandor, je sors très fréquemment avec mon ami Back, je fais la noce, je bois des alcools.

Fandor poursuivait d’une voix interrogative :

— Vous allez dans les boîtes de nuit à Montmartre.

— Pas pour mon plaisir, je t’assure, mais Back tient à épuiser toutes les ressources de la Ville-Lumière. Je ne le quitte pas d’une semelle.

— Ce soir vous avez pu vous en débarrasser ? Mais pendant votre absence, vous n’avez pas peur qu’il disparaisse ? Ne va-t-on pas vous l’enlever ?

— Non, déclara Juve, et d’ailleurs, peu m’importe. Désormais, je sais ce que je voulais savoir.

— Ah, racontez-moi çà ?

— Ma foi, dit Juve, je veux bien.

Le policier dit alors au journaliste les circonstances étranges dans lesquelles il avait été amené à faire au Havre la connaissance de l’Américain Backefelder ; il lui avouait les soupçons qu’il avait nourri.

— En somme, vous vous surveilliez l’un et l’autre, vous étiez comme ce gendarme qui, en présence d’un malfaiteur, répond à son chef, lequel lui ordonne d’amener le bandit : — Je ne demande pas mieux, chef, mais le prisonnier ne veut pas me lâcher.

— C’est à peu près cela. À l’heure actuelle je suis rassuré et convaincu de l’innocence de Backefelder. Jour pour jour, heure pour heure, comme il l’avait annoncé, le million qu’il faisait venir d’Amérique est arrivé et demain matin, Backefelder rembourse la somme totale à la banque Marquet-Monnier.

— Donc cet homme est innocent, il a réellement été soulagé d’un million à bord de La Touraine ?

— C’est mon opinion.

— Et ce tiers inconnu, qui est-ce ?

— Fandor, poser la question, ce n’est pas la résoudre. Je n’ai pas encore effectué des recherches bien précises. Je vais m’employer à découvrir le coupable.

— Moi, dit Fandor, j’ai une idée.

— Laquelle ?

— Oh, c’est bien simple. Le vol dont a été victime votre Américain me fait l’effet d’être un vol audacieux, téméraire même et très habilement effectué. Je ne vous parlerai pas de… Car si j’ai la conviction que notre effroyable ennemi est toujours pour quelque chose dans les mystères qui nous entourent, je crois qu’il doit faire agir, dans bien des cas, plus qu’il n’agit.

— Mais alors ?

— Alors ce vol aurait été commis par un complice.

— D’accord, mais lequel ?

— Bébé. Ce n’est pas que j’en sois certain, mais j’en ai comme un pressentiment. Par le plus grand des hasards, dernièrement, j’ai aperçu Bébé. Ce délicieux cherchait une situation sociale, une place de domestique. À ma grande surprise, je l’ai vu exhiber des certificat et une lettre de la Compagnie Transatlantiqueassurait que l’individu en question, dont je n’ai pas pu voir le nom véritable, avait été employé en qualité de steward à bord de La Touraine. Or, n’est-ce pas sur ce navire que se trouvait votre Backefelder ?

— Au fait, quel bureau de placement ?

— L’agence Thorin.

— Toujours. Et que faisais-tu là-dedans ?

— Rien ou pas grand chose. Tenez, Juve, j’étais venu là pour engager une petite bonne.

— Ta femme de ménage ne te suffit pas ? Pour le temps que tu passes dans ton appartement.

— Ce n’était pas pour moi que j’allais l’engager.

— Et pour qui donc ?

— Il s’agissait de rendre service à une jolie personne de mes amies.

— Hum. Qu’es-tu devenu tout ces temps derniers ? Je n’ai pas eu de tes nouvelles, deviendrais-tu paresseux ?

— Vous en avez de bonnes, Juve. Je vous conseille de parler, vous qui perdez votre temps à fumer des cigares en tête à tête avec un Américain et qui, lorsque vous n’êtes pas enfermé dans son appartement, allez avec lui dans des endroits interlopes au risque de vous faire reconnaître.

— Il ne s’agit pas de ça. Crois-tu, Fandor, que nous allons faire des rencontres intéressantes ?

— J’en suis persuadé. Ma police personnelle m’a fait savoir que la bande de Belleville va venir ici dépenser le reste de l’argent qui lui est si mystérieusement parvenu.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Juve, s’écria-t-il, je compte m’amuser. Les chevaux de bois, les montagnes russes, la femme tatouée et les veaux à deux têtes.

— Tu veux rire ?

Mais le policier s’arrêta net, mettant la main sur l’épaule du journaliste :

— Regarde donc, lui souffla-t-il à l’oreille, l’homme qui passe là.

***

— Hé, la patronne, combien les pains d’épice ?

— Deux sous au choix, l’inscription en supplément. Faites écrire le nom de votre maîtresse, de votre femme, de vos enfants.

Un grand gaillard planté avisant un pain d’épice en forme de poule, déclarait :

— Écrivez-moi quelque chose là-dessus.

— Quoi c’est qu’il faut vous inscrire ?

— Écrivez-moi : La Guêpe. En deux mots.

La marchande saisit une sorte de burette remplie de sucre en pâte et, avec adresse, dessina sur le pain d’épice les lettres demandées.

— C’est encore un sou pour les inscriptions spéciales.

L’homme fouilla sa poche, paya, lorsque soudain derrière lui une grosse voix retentit qui commandait à la marchande foraine :

— Pour moi ce sera une autre poule et la même inscription que monsieur.

Le grand individu, premier client, se retourna brusquement, considéra le nouveau venu :

— Œil-de-Bœuf.

— Bec-de-Gaz.

— Ah, s’écria Œil-de-Bœuf, car c’était lui, en effet, qui venait de surgir inopinément derrière son inséparable ami, ah, je t’y prends, Bec-de-Gaz, à faire du sentiment et à te préparer des douceurs en sucre tout en pensant à la Guêpe. Je croyais pourtant qu’t’en avait fini d’être piqué pour cet oiseau rare.