— Çà, par exemple, pensa le jeune homme, voilà qui est beaucoup plus fort que d’enfermer un rat dans le tuyau d’un cor de chasse. Impossible de s’y tromper, voilà juste en face de moi cet excellent François Bernard en train de noyer son chagrin.

Fandor ne se trompait pas. En effet, c’était bien François Bernard, le terrassier ami de Rita d’Anrémont, qui se trouvait à quelques mètres du jeune homme.

La mimique du malheureux était même à ce point significative, le chagrin du terrassier se lisait si bien sur sa physionomie ouverte que Fandor, malgré lui, se sentait pris de compassion pour le pauvre diable en train d’avaler rasade sur rasade de gros vin rouge :

— Parbleu, songeait Fandor, voilà aussi ce que c’est de fréquenter des femmes chics. Je parie qu’il noie ses peines de cœur.

Fandor qui ne quittait pas des yeux le terrassier, certain que celui-ci ne pouvait le reconnaître, n’ayant jamais eu l’occasion de remarquer le jeune homme, s’amusa bientôt de voir une jeune bouquetière s’avancer vers le brave homme et l’arracher à ses préoccupations en lui glissant sous le nez, dans un geste de gaminerie amicale, un gros bouquet d’œillets.

Et tout de suite Fandor tendit l’oreille :

— Allons, disait la jeune fille, qu’est-ce que vous faites là, François ? savez-vous que je vais me fâcher avec vous si tous les soirs je vous rencontre ainsi occupé à boire. Payez vite et partez retrouver Marie.

Le terrassier grommela quelque chose que Fandor n’entendit pas, mais qui dut attrister la jeune fille :

— Allons donc, continua la bouquetière, ne dites pas cela, François, c’est méchant d’abord, et puis vous ne le pensez pas. Votre femme est la crème des ménagères. Allons, allons, faites-moi plaisir, payez tout cela et rentrez chez vous. Je vais rafraîchir mes fleurs, je veux, quand je reviendrai du lavabo, que vous ne soyez plus ici. C’est promis ?

La bouquetière venait de se retourner, Fandor l’avait reconnue :

— La Guêpe, tiens c’est la Guêpe qui connaît Bernard ? Au fait, ils habitent la même maison.

Mais si Fandor avait tressailli en reconnaissant la Guêpe, la Guêpe peut-être avait, elle aussi, reconnu le journaliste.

François Bernard, de mauvaise grâce et sans doute pour aller continuer à s’enivrer ailleurs, venait de quitter le cabaret du Lézardque déjà la Guêpe revenait du lavabo. Elle s’approcha de Fandor.

— Des jolies fleurs, mon bon monsieur ? Regardez, elles sont toutes fraîches et je ne les vends pas cher.

— Merci mademoiselle, c’est encore trop cher pour moi.

— Mais non, mais non, voyez cette botte de roses, combien croyez-vous que je la vends ?

— Cela vaut bien cinq ou six francs, je suppose ?

La bouquetière éclata de rire :

— Six francs. Eh bien, mon beau jeune homme, vous en avez de bonnes. Mais je ferais fortune à ce prix là. Six francs, tenez, c’est le prix que je vendrais cette botte au Crocodile, mais ici au Lézard, je la laisse à quarante sous. Vous la prenez ?

Fandor sourit à la jolie fille, mais refusa du geste :

— À qui diable voudriez-vous que je l’offre ?

— Bah, vous avez bien une petite amie ?

— Ma foi non.

— Eh bien, pour mettre à votre boutonnière.

— Pour mettre à ma boutonnière, ripostait Fandor, je n’ai tout de même pas besoin d’une botte de roses.

La bouquetière éclata de rire :

— Ça, c’est vrai, faisait-elle, je dis des bêtises. Eh bien, je me mets à l’amende. Pour ma peine, je vous donne cette rose.

La Guêpe avait tendu une fleur superbe à Fandor, elle ajouta :

— Vous croyez au langage des fleurs, hein ?

— Au langage des fleurs ? que voulez-vous dire ?

La bouquetière, preste, légère, sortait déjà du cabaret :

— Effeuillez cette rose et vous le saurez.

— Elle est folle, pensa Fandor.

Le journaliste cependant, tourna et retourna la rose entre les doigts, surpris par les dernières paroles qu’il venait d’entendre.

— Elle me dit d’effeuiller cette rose ? Pourquoi ? on n’effeuille pas une fleur fraîche.

Tout de même Fandor, par curiosité suivit le conseil ; pétale à pétale, il arrachait la fleur, comptant, suivant l’habitude : un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout.

De la rose effeuillée, un mince billet de papier était tombé sur le sol. Ce billet, Fandor l’avait ramassé d’un geste fébrile et maintenant, il lisait, avec des yeux qui clignotaient de stupéfaction, ces mots extraordinaires, évidemment tracés par La Guêpe à son intention :

Vite, allez auCrocodile , votre meilleur ami y court un terrible danger.

— Mon meilleur ami ? bégayait Fandor, c’est Juve. Ah, mon Dieu, que se passe-t-il donc ?

***

— On n’entre pas, mon garçon. Où voulez-vous aller ?

— Je viens chercher mon patron.

— Qu’est-ce que vous lui voulez ? qui est-ce ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Comment ça ne me regarde pas ? espèce de malotru. Voulez-vous redescendre dans la rue et plus vite que ça.

Du Lézardau Crocodile, Fandor n’avait fait qu’un bond. Mais voilà, qu’il se heurtait à l’entrée du restaurant, au chasseur galonné qui prétendait défendre l’accès des salons à la piteuse livrée de Jérôme Fandor.

Le journaliste pourtant n’était pas homme à se laisser arrêter ainsi :

— Descendre dans la rue ? riposta-t-il avec un beau sang-froid, vous en avez de bonnes, c’est juste le contraire que je fais et vous allez voir comment.

Souple, rapide, Jérôme Fandor feignit de vouloir passer sur la droite du chasseur, barrant la porte d’entrée, puis, comme l’homme se précipitait de ce côté, il sauta brusquement à gauche, se faufila sous son bras et en dépit de ses clameurs, de ses invectives furieuses, quatre à quatre, il monta l’escalier.

Jérôme Fandor n’alla pas loin. Passant devant le vestiaire, il y jeta un rapide coup d’œil et brusquement aperçut trois personnages dont l’un était un inconnu pour lui et dont les deux autres étaient Juve et Célestin Labourette.

Célestin Labourette, complètement ivre se laissait docilement passer les manches de son paletot par une employée du vestiaire, mais derrière Juve qui refaisait son nœud de cravate, voilà que Fandor apercevait le visage d’un maître d’hôtel, d’un maître d’hôtel qu’il reconnaissait à la minute, qui n’était autre que Bébé. Juve sans se retourner tendait les bras en arrière, attendant que le domestique l’aidât à trouver les emmanchures de sa pelisse. C’était assurément l’instant où Bébé, dont la figure se contractait en un rictus méchant, allait tenter quelque chose.

Fandor, sans hésiter, bousculant tout le monde sur son passage, arriva à ce moment précis, arracha la pelisse des mains du maître d’hôtel et tranquillement aida Juve à s’en revêtir.

Fandor avait agi avec une folle impétuosité. Nul n’avait eu le temps de s’opposer à sa manœuvre, pas plus Célestin Labourette, qui dans l’état de gaieté où il se trouvait ne reconnaissait même pas son cocher, que le maître d’hôtel, que Bébé, surpris, qui laissa échapper un ah stupéfait, pas plus que Juve qui, à cent lieues de songer à Fandor, fouillait maintenant dans sa poche et tendait quarante sous au jeune homme en livrée qui venait de l’aider, et qu’il avait pris, naturellement, pour un employé du Crocodile.

Fandor comprit en une seconde que son intervention n’avait pas été remarquée. Il empocha le pourboire de Juve, sans sourciller, dit « merci monsieur » avec beaucoup de cœur. Puis, soutenant M. Labourette, il entreprit d’aider son patron à descendre l’escalier, où, médusé, le chasseur n’osait plus rien dire.

— Je suis peut-être un imbécile, pensait Fandor, mais je suis bien persuadé qu’en me donnant ces quarante sous, Juve n’a pas fait une folle dépense.

Et, comme Célestin Labourette titubait, Fandor, rappelé au devoir de son état, le houspilla de belle façon :

— Marchez donc droit, monsieur. Sapristi, il y a des dames qui vous regardent.