Arrivé au numéro 150, grand immeuble à six étages qui se dressait comme une tour isolée au centre des terrains vagues, il jeta son sac d’outils dans le couloir de la maison, cependant qu’il criait à la concierge :

— Ayez l’œil dessus madame, je vas à côté prendre un verre car je suppose bien que la bourgeoise n’est pas encore rentrée.

— Si donc, avait répliqué la concierge, qu’elle est rentrée vot’ dame, et depuis longtemps.

Mais le terrassier, sans doute, ne voulait pas entendre car il ne rebroussa pas chemin, continua de suivre la rue de la Liberté, se dirigeant vers un bar aux allures interlopes, sur la façade duquel se détachait cette enseigne : Aux Amis du Lioran.

Juve, après avoir hésité un instant, convaincu que le terrassier était pour quelque temps installé au cabaret, pénétra sans hésiter dans le couloir du 150.

— Où est-il ? demanda Juve à la concierge.

— Qui ça ? demanda la brave femme en considérant le nouveau venu.

— Eh bien, répliqua Juve d’une voix bourrue, le compagnon du bâtiment, Dominique. Celui qui vient de poser ses outils dans votre entrée.

Stupéfaite, la concierge répliquait :

— Dominique ? Connais pas. Nous n’avons pas ça ici.

Juve insista avec un formidable aplomb :

— Vous plaisantez voyons, ces outils ?

— Çà ? s’écria la concierge, mais c’est les outils de Bernard, si c’est lui que vous cherchez, il ne doit pas être loin.

— C’est vrai s’écria Juve, c’est la langue qui m’a fourché, qu’est-ce que vous voulez, quand on est comme moi conducteur de travaux, on en connaît tant des Bernard, des François, des Dominique, qu’on s’embrouille et qu’on les confond les uns avec les autres. C’est un Belge, pas vrai ?

La concierge éclata de rire et répliqua :

— Ah sûr que non. Il est de quelque part dans le Midi, du Limousin ou de l’Auvergne, cela s’entend rien qu’au premier mot qu’il prononce. Tenez. Lorsqu’il restait rue Compans qu’on l’appelait tout le temps le « bougnat ».

Ces dernières paroles frappèrent Juve :

— Rue Compans, pensait-il, ce terrassier, ce François Bernard, a habité rue Compans, et voici que Julie Person y a demeuré aussi, oh, oh, ça ce corse.

Et Juve, sans se préoccuper de la concierge à laquelle il tourna brusquement le dos, s’en alla à grands pas dans la rue déserte, et désormais sa conviction était faite. Non seulement il savait que le terrassier qu’il venait de suivre s’appelait Bernard et qu’il travaillait au chantier de la rue La Boétie, mais encore il avait découvert que Rita d’Anrémont, l’élégante demi-mondaine, propriétaire du somptueux hôtel de la villa Saïd, n’était autre que celle que la Police, douze ans auparavant, avait connue et inscrite sur ses documents confidentiels sous son nom véritable de : « Julie Person, fille majeure, originaire du Limousin, deux fois condamnée pour outrages aux agents ».

7 – UN AMI D’ENFANCE

— La lune tomberait quelque jour au beau milieu de mon assiette à soupe que je n’aurais pas le droit de m’en étonner. Quelque part, je ne sais pas où, sur les tablettes du Destin, il doit être écrit que je n’aurai jamais dix minutes de tranquillité et que mes contemporains se ligueront pour m’empêcher définitivement d’avoir la paix. Et puis, si je ne tiens pas cette gouttière, sûr que je vais me flanquer par terre et me livrer à une exposition de triperie sur le trottoir, après l’empalement sur la grille du jardin. Allons, ça va mieux.

Il faisait nuit. Les nuages très bas alourdissaient le ciel où nul clair de lune, nulle étoile ne luisait, et, de temps à autre tombaient les gouttelettes fines d’une pluie qui ne se décide pas franchement à tomber, mais menace depuis l’après-midi. Les neuf coups de neuf heures venaient de sonner au clocher de l’église voisine.

La voix reprenait :

— Cela va mieux, mais cela ne va pas tout à fait bien. Ce sacré brouillard fait les choses suintantes et humides et il y a de quoi perdre vingt existences aussi précieuses que la mienne et quarante complets plus élégants que le mien. Ah, j’en ai eu du flair de me mettre sur mon trente et un. Je ne sais pas si Fashionable habille mieux, mais ce dont je me doute, c’est que mon tailleur va avoir ma visite. Ça ne vaut rien, les opérations de plomberie, pour les complets clairs.

Le personnage qui soliloquait de la sorte, avec une bonne humeur qui se colorait de rage, devait parler d’un endroit extraordinaire, nul passant n’aurait exactement deviné où il se trouvait. Dans la nuit obscure, le vent qui sifflait avec rage emportait ses paroles, empêchait de savoir exactement d’où elles étaient prononcées.

Pourtant, quand une accalmie se fit, quand l’orage qui s’annonçait par une bourrasque soudain déchaînée calma un peu sa rage naissante, il apparut que la voix tombait du ciel, en tout cas de plus haut que les dernières fenêtres des petits hôtels formant la villa Saïd.

Dans l’ombre clignotante des réverbères que les rafales, par moments, semblaient prêtes à souffler, aucune silhouette n’apparaissait dans la rue. La nuit, aigre et froide, régnait en maîtresse, nul ne la troublait, si ce n’est l’étrange personnage qui poursuivait son monologue.

— Et puis zut pour mon costume gris. C’est très joli d’être soigneux et de ne pas s’exposer à se salir, mais je voudrais bien les voir, les snobs qui portent un pantalon impeccable, se livrer à des acrobaties analogues à celle que je viens de tenter, sans compter que ce n’est pas fini.

Où donc se trouvait le bavard ? Sur le toit d’un petit hôtel élégant qui n’était autre que l’hôtel de Rita d’Anrémont. Le long de la muraille qui formait l’un des côtés de l’immeuble, un vieux lierre grimpant portait des traces d’escalade. C’était par là assurément que l’inquiétant individu avait gagné le toit. À quelles fins ? Il eût été difficile de le deviner. Avec une habileté consommée, une souplesse de gymnaste professionnel, le personnage s’était hissé le long du lierre, s’aidant d’un tuyau de gouttière jusqu’au rebord du toit. Là, au risque de se rompre vingt fois le cou, de dégringoler jusqu’à terre, de s’empaler comme il l’avait fort bien dit sur la grille le long du jardin de l’hôtel, il avait suivi la gouttière étroite, branlante, mal assurée qui courait sur le rebord du toit. Tout autre, devant les difficultés de l’entreprise eût renoncé, fût revenu en arrière, mais c’était vraiment un intrépide que le personnage qui visitait ainsi, de nuit, le toit de l’hôtel de Rita d’Anrémont. Il se cramponnait aux saillies formées par le zinc de la toiture. Il se collait étroitement aux ardoises, il suivait la gouttière :

— Si la pente n’est pas moins raide sur la façade, était-il en train de se dire, il faudra que j’en fasse mon deuil, car j’aurai toutes les chances de me mettre en pièces détachées. Bah, nous verrons bien.

À cet instant, il se trouvait exactement à l’angle de l’hôtel, il venait de découvrir avec une grimace que la gouttière n’allait pas plus loin :

— Hé, hé, j’ai joué les deux premiers actes, on dirait que le troisième va tourner tout ce qu’il y a de plus mal. La gouttière ne continue pas. Fichtre, quelle complication.

Or, non seulement la gouttière ne continuait pas, mais encore, sous le poids de celui qui la parcourait, elle lâchait lentement, avec de sinistres craquements. L’homme ne s’y trompa pas :

— Encore quatre minutes, murmura-t-il, et, par la voie des airs, je vais me trouver transporté vers le royaume souterrain. Fichue idée que j’ai eue de ne pas emmener un aéroplane, ou même une simple petite échelle.

Il n’était pas bon cependant de s’attarder à plaisanter. La situation se faisait de plus en plus critique de seconde en seconde.

— Voyons à nous en aller d’ici, murmura-t-il.

Ce n’était pas chose facile.

Toutefois, il ne perdait pas courage. S’accolant plus étroitement encore à la pente du toit, il avait attrapé des deux mains une saillie du zinc, bordure très pentue de ce toit. Déployant alors une vigueur musculaire réellement extraordinaire, il parvint à se hisser, à la force du poignet, jusqu’au sommet du toit lui-même. Personne ne réussit jamais ce tour de force. Il l’avait fait presque en se jouant. Genoux en sang, mains écorchées, vêtements en lambeaux, l’homme qui escaladait de la sorte, au péril de sa vie, le toit de Rita d’Anrémont était assurément pourvu d’un caractère audacieux : au lieu de se désespérer, de geindre, d’avoir l’air de souffrir terriblement, il sifflait une valse anglaise, dont il traduisait le refrain à sa façon :