— Il doit avoir une jambe cassée, fit Pierre dont les vieux doigts habiles avaient palpé vivement le membre enflé...

Quand on se remit en marche, Catherine refusa de remonter sur sa mule ; elle voulait cheminer auprès du blessé. Une des mains mouillées sortait de la couverture, abandonnée sur la poitrine. Cette main l'attirait comme un aimant et elle ne résista pas longtemps à l'envie de la prendre dans les siennes. Elle était froide et humide. Un peu de sang perlait encore aux écorchures profondes. Catherine l'essuya soigneusement avec son mouchoir puis la garda dans les siennes. Peu à peu, entre ses paumes douces, la grande main masculine se réchauffa.

Mais, quelque hâte que l'on mit à parcourir la dernière partie du chemin, la nuit était d'un noir d'encre, et toute la petite troupe trempée jusqu'aux os, quand, enfin, la lanterne accrochée devant la porte de l'auberge du Grand Charlemagne apparut dans la nuit.

Une heure plus tard, tout le monde était casé et le blessé reposait au fond d'un grand lit à courtines de serge rouge. Placée à la croisée de deux grandes routes, l'auberge était, par bonheur, l'une des meilleures de la région.

L'arrivée du chevalier blessé et de son escorte avait mis l'auberge en émoi parce qu'il n'y avait plus guère de place. Une caravane de marchands remontant vers Bruges avait tout occupé. On put, tout de même, trouver une chambre pour le chevalier et Catherine fut installée dans un petit cabinet où l'on se hâta de dresser un lit. Le pauvre Mathieu, pour une fois, devrait se contenter de l'écurie et coucherait dans la paille avec ses valets.

— Ce n'est pas la première fois et ce ne sera sans doute pas la dernière, fit-il avec philosophie.

L'état de celui qu'il avait recueilli sur la route l'inquiétait bien autrement car le blessé n'avait pas encore repris connaissance. La blessure à la tête, due sans doute à un formidable coup de masse d'armes qui avait enfoncé l'acier du heaume, continuait de saigner.

Bien entendu, leur entrée au Grand Charlemagne n'était pas passée inaperçue des voyageurs déjà installés dans la grande salle autour de leur souper. Cela valut à Mathieu et à Catherine de voir venir à eux un bien extraordinaire personnage. A Bruges et dans d'autres grands marchés, le drapier dijonnais avait déjà rencontré des musulmans et la vue d'un turban ne l'étonnait plus. Mais celui qu'il découvrit devant la porte du blessé tranchait tout de même nettement avec la moyenne.

C'était un petit homme, mince et fluet, si petit que son volumineux turban rouge mettait sa figure à mi-chemin de ses pieds chaussés de babouches du même rouge et de jolies chaussettes bleues. Une robe d'épais damas indigo l'enveloppait jusqu'aux genoux, serrée dans une ample ceinture de toile fine drapée à la taille et d'où sortait le manche orfévré d'un poignard. Mais ce costume, si voyant qu'il fût, n'était rien en comparaison du personnage lui-même. Sa figure mince et indiscutablement jeune s'ornait paradoxalement d'une longue barbe neigeuse, surmontée d'un petit nez fin et délicat. Deux gigantesques serviteurs noirs dont la taille contrastait avec celle de leur maître, venaient sur les talons du nouveau venu. Celui-ci s'inclina gravement devant le marchand et sa nièce, ses mains fines jointes sur sa poitrine.

— Allah vous tienne en garde ! fit-il dans un français soyeux et légèrement zézayant. J'ai appris que vous aviez un blessé avec vous, alors me voilà ! Je m'appelle Abou-al-Khayr, je viens de Cordoue et je suis le plus grand médecin de tout l'Islam.

Le mot « médecin » arrêta dans la gorge de Catherine le fou rire qui montait. L'immense dignité de ce petit bonhomme enturbanné dont la modestie n'était apparemment pas la vertu principale, avait quelque chose d'irrésistiblement comique, mais il ne paraissait aucunement s'en douter.

— Nous avons, en effet, un blessé... commença- t-elle.

Mais, d'une main dressée entre eux deux, le petit médecin lui imposa silence. Il déclara sévèrement :

— Je m'adresse à cet honorable vieillard. Les femmes n'ont pas droit à la parole chez nous.

Vexée, Catherine devint rouge jusqu'à la racine de ses cheveux tandis que Mathieu, à son tour, réprimait son envie de rire. Pourtant ce n'était pas le moment de décourager les bonnes volontés.

— Il y a là, en effet, un blessé, répondit-il en rendant son salut à l'arrivant. Un jeune chevalier que nous avons trouvé sur le bord de la rivière et qui semble en bien triste état.

— Je vais l'examiner...

Ses deux Noirs, chargés l'un d'un gros coffre de cèdre peint et l'autre d'une buire d'argent ciselé, toujours sur ses talons, Aboual-Khayr pénétra dans la chambre où gisait le chevalier. Dans son grand lit aux tentures rouges qui, avec la cheminée, occupait à peu près tout l'espace libre, celui-ci paraissait encore plus pâle que tout à l'heure.

Pierre se tenait à son chevet et, armé d'un tampon de charpie, tentait d'arrêter le filet de sang coulant toujours de la tempe.

— Ce seigneur est médecin, expliqua Mathieu devant les yeux devenus tout ronds du vieux Pierre.

— Dieu en soit loué ! Il est grand temps. Le blessé saigne encore !

— Je vais arranger ça tout de suite, affirma l'Arabe en faisant signe à ses esclaves de déposer leur chargement sur un tabouret tout près du lit.

Levant les bras en l'air, il rejeta ses larges manches jusque sur ses épaules et palpa prestement le crâne du blessé.

— Pas de fracture, dit-il enfin, c'est seulement un vaisseau rompu.

Que l'on aille me chercher de la braise dans un pot !

Pierre se précipita dans la galerie tandis que Catherine prenait sa place au chevet du blessé. Le petit médecin la regarda sous le nez d'un air réprobateur :

— Vous êtes la femme de ce jeune homme ?

— Non ! Je ne le connais même pas. Mais je resterai tout de même auprès de lui, déclara fermement la jeune fille.

Ce petit bonhomme apparemment, n'aimait pas beaucoup les femmes mais il n'arriverait pas à la chasser de ce lit.

Abou-al-Khayr renifla d'un air méprisant. Pourtant il n'ajouta rien.

Il se mit à fouiller dans son coffre qui, ouvert, révélait une série d'instruments d'acier étincelant et quantité de fioles, de petits pots de faïence aux teintes vives, noires, vertes, rouges ou blanches. Il y prit délicatement un objet assez semblable à un sceau de petite taille dont le manche de bronze était merveilleusement ciselé d'oiseaux et de feuillages. Après avoir essuyé soigneusement cet instrument avec un petit tampon sur lequel quelques gouttes d'un liquide âcre avaient été versées, Abou- al-Khayr alla le poser dans un pot plein de braises que Pierre apportait tout juste. Catherine ouvrit des yeux horrifiés :

— Qu'allez-vous lui faire ?

Le petit médecin n'avait visiblement aucune envie de lui répondre mais il était incapable de se taire quand il s'agissait d'expliquer l'un de ses actes.

— Cela tombe sous le sens, ignorante que vous êtes ! Je vais cautériser légèrement cette plaie pour obliger le vaisseau rompu à se fermer. Cela se fait également chez vos ânes de médecins...

D'une main ferme, il avait saisi le manche de bronze et approchait le fer incandescent de la plaie, préalablement nettoyée de la graisse d'armes qui la souillait encore. Catherine ferma les yeux et enfonça ses ongles dans la paume de sa main. Mais elle ne put éviter d'entendre le hurlement poussé par le blessé, ni de respirer la suffocante odeur de chair et de cheveux roussis.

— Sensible, ce jeune homme ! commenta Abou- al-Khayr. J'ai à peine effleuré la blessure pour ne pas faire une grande brûlure.

Si l'on vous mettait un fer rouge sur la tempe, s'écria Catherine dont les yeux, grands ouverts maintenant, regardaient avec horreur le visage convulsé de souffrance du jeune homme, que diriez-vous ?

— Je dirais que c'est très bien si cela doit arrêter le sang et conserver ma vie. Vous pouvez tous voir que le sang ne coule plus.