Juliette Benzoni

Belle Catherine

Catherine entrouvrit les yeux. À travers ses paupières mi-closes, un rayon de soleil filtra. Elle se hâta de les refermer, se pelotonna plus étroitement dans sa couverture avec un gémissement de satisfaction. Elle avait chaud, elle était bien, et il lui restait encore un peu de sommeil. Mais, avant de se rendormir, instinctivement, elle tendit une main pour toucher le corps d'Arnaud qui devait dormir auprès d'elle. Sa main ne rencontra que le vide et retomba sur le bois. Alors, elle ouvrit les yeux, se dressa sur son séant.

La barque était toujours amarrée là où Arnaud l'avait cachée, quand l'aube s'était annoncée par une traînée plus claire du côté de l'orient. Elle était embossée au milieu des roseaux, dans une sorte de crique étroite au-dessus de laquelle des aulnes et des saules faisaient un berceau vert. Sa corde s'enroulait au tronc grisâtre d'un vieil arbre penché. C'était une étonnante cachette où l'on n'était aperçu ni du fleuve ni de la campagne. À travers les longues flèches vert pâle des roseaux, Catherine pouvait voir l'eau scintiller sous le soleil. Mais Arnaud n'était pas dans la barque...

Catherine ne s'en émut pas autrement. Après l'effort de la nuit et le court repos qui avait suivi, Montsalvy avait dû éprouver le besoin de se dégourdir un peu les jambes. Peu à peu, l'esprit de la jeune femme .émergeait des brumes du sommeil et lui restituait les derniers événements dans toute leur réalité. ; Avec ce soleil, avec ce ciel, il était difficile de croire à la guerre, au danger, à la mort. Pourtant, c'était hier... hier 31 mai 1431 que, sur le bûcher de la place du Vieux-Marché, à Rouen, Jehanne d'Arc avait payé de sa vie son dévouement à son roi et à sa patrie. Hier encore que, du haut du Grand-Pont, le bourreau de Rouen les avait jetés, Arnaud et elle, cousus dans un sac de cuir ; qu'ils avaient vu la mort de si près avant que le brave Jean Son, le maître maçon, les sauvât et leur donnât cette barque pour regagner Louviers et y retrouver les troupes françaises.

En fait, se retrouver au fond d'un bateau, en pleine campagne envahie par les Anglais, était le digne aboutissement d'une existence particulièrement chaotique. Aussi loin qu'elle pût remonter dans son souvenir, Catherine cherchait en vain une période paisible depuis qu'à treize ans, au cœur de la révolte cabochienne, elle avait dû fuir Paris insurgé pour se réfugier à Dijon, chez son oncle Mathieu. Mais, dans le royaume en guerre, et même pour les sujets du fastueux duc de Bourgogne, il n'y avait pas de tranquillité possible. Était venu ensuite ce déplorable mariage avec le Grand Argentier de Philippe le Bon, mariage imposé par le duc pour en arriver plus aisément à faire d'elle sa maîtresse. En songeant à son époux, à ce Garin de Brazey dont Philippe avait exploité la terrible infirmité, Catherine, souvent, éprouvait un regret. Elle avait été pour lui une souffrance, une torture de tous les instants et, si la folie, finalement, avait emporté Garin jusqu'au crime et jusqu'à la peine capitale, qui donc pouvait l'en blâmer ? Le seul fautif, en cette triste histoire, c'était le destin. Et c'était aussi l'amour éperdu, l'amour invincible qui, dès le premier regard échangé, l'avait liée à Arnaud de Montsalvy, capitaine ; de Charles VII et ennemi du duc de Bourgogne. Tant de choses les avaient séparés : la guerre, l'honneur, la naissance et jusqu'aux liens du sang... Mais maintenant, tout était bien : le chemin était aplani, la route du bonheur était grande ouverte...

En se redressant, la jeune femme aperçut sa robe et sa chemise sur le bord du bateau. Elle réalisa alors que, seule, la couverture l'habillait et elle se mit à rire toute seule. Le souvenir de leur arrivée nocturne la fit rougir. Elle n'aurait jamais supposé qu'après les épreuves de la journée précédente, après le violent effort fourni en ramant toute la nuit, Arnaud pût désirer autre chose que le repos. Pourtant, c'était ainsi. A peine la barque amarrée, il s'était glissé près de Catherine et, l'enveloppant de ses bras, l'avait entraînée avec lui au fond du bateau.

— Depuis qu'on nous a jetés dans cet ignoble trou, je rêve d'un moment comme celui-là ! avait-il murmuré mi-sérieux mi-moqueur... Et même avant !

— À qui la faute ? Ce n'est pas moi qui aurais dit non si tu avais daigné me traiter réellement comme ta femme, dans le grenier de Nicole Son. D'ailleurs...

Elle n'avait pas pu finir sa phrase parce que Arnaud s'était mis à l'embrasser. Ensuite, ils n'avaient plus rien dit, attentifs seulement à retrouver la plénitude des moments d'amour déjà vécus. Cette fois, il n'y avait plus de haine, plus de méfiance. Rien d'autre qu'un grand amour qui osait enfin s'avouer... Lorsque Catherine s'était endormie la tête nichée au creux de l'épaule d'Arnaud, elle était envahie d'une profonde et délicieuse lassitude. Jamais elle n'avait rêvé instant plus merveilleux et la réalité avait dépassé ses plus chères espérances.

Le soleil chauffait doucement à travers les branches des aulnes et, avant de se rhabiller, Catherine ne résista pas à l'envie de se laisser glisser dans l'eau. Elle était fraîche et, tout d'abord, la jeune femme frissonna, mais la réaction vint très vite. Elle s'abandonna alors sans restriction au plaisir de barboter dans les vaguelettes brillantes. Une couleuvre d'eau, dérangée, fila dans les roseaux.

Soudain, le profond silence qui l'environnait frappa Catherine. On n'entendait rien, à part le friselis léger de l'eau.

Toute la campagne alentour semblait inerte. Pas un chant d'oiseau, pas un aboiement de chien, pas j un son de cloches.

Vaguement inquiète, Catherine se hâta de sortir de l'eau. Elle enfila sa chemise, sa robe dont elle noua les lacets d'une main devenue nerveuse, j Puis elle appela :

— Arnaud !... Arnaud, où es-tu ?

Rien ne répondit. Catherine s'était figée sur place, écoutant de toute son âme, guettant un bruit de pas j derrière le rideau d'arbres... Mais rien ne vint. Seulement l'envol d'un oiseau qui, agitant les branches, la fit sursauter. Un désagréable frisson glacé lui glissa le 1 long de l'échiné tandis que, d'un geste machinal, elle tordait ses cheveux mouillés et les relevait en couronne sur le sommet de sa tête. Où donc était Arnaud ? ; Quittant l'abri des arbres, Catherine écarta quelques j buissons et déboucha dans un champ, ou ce qui avait j été un champ, car l'herbe, foulée, écrasée et rabougrie, ; évoquait le passage des charrois de guerre. Pourtant, j à l'est, le toit d'une maisonnette fumait paisiblement auprès d'un bosquet... Au loin, le clocher et les piles ' massives du Pont-de-1'Arche qu'ils avaient dépassé j pendant la nuit. Hormis ces points où s'accrochait le regard, le paysage s'étendait morne, malgré le printemps, étrangement vide et solitaire... Nulle part ne se voyait une silhouette d'homme.

L'imagination de Catherine, travaillant à toute vitesse, lui suggéra l'idée qu'Arnaud s'était peut-être rendu à cette petite ferme isolée, soit pour chercher quelque chose, encore qu'ils eussent à peu près tout ce qu'il leur fallait grâce aux vivres de Jean Son, soit pour demander un renseignement, peut-être sur la sûreté actuelle de la campagne. Elle décida de s'y rendre à son tour puisqu'elle ne voyait rien venir.

Retournant au bateau, elle y prit, par prudence, le petit sac d'or que Jean Son leur avait remis en s'excusant de ne pas rapporter à Catherine ses bijoux.

« J'ai pensé qu'il valait mieux, pour votre sûreté, ne pas vous charger de choses pareilles. Frère Étienne Chariot vous les portera chez la reine Yolande à la première occasion. »

C'était la sagesse même et Catherine avait remercié le brave maçon de sa prévoyance. Elle savait que, tant qu'ils demeureraient chez les Son, ses joyaux seraient en sûreté.

Avant de s'éloigner, Catherine songea qu'elle avait faim. Elle prit un morceau de pain et de fromage, glissa l'or dans sa robe et se mit en route. La maisonnette n'était pas loin et si Arnaud revenait entretemps il ferait comme elle-même : il attendrait un peu. Tout en marchant, la jeune femme dévora à belles dents son petit repas, songeant qu'il y avait une bonne chance pour qu'elle retrouvât Arnaud dans la petite ferme. Peut-être, voyant fumer la cheminée, avait-il eu envie d'un peu de soupe chaude pour lui et sa compagne ? Il devait attendre, auprès de l'âtre, que le repas fût prêt...