Il l’embrassa avec effusion, la serra dans ses bras à l’étouffer.

– Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père; mais tu lui rends ce qu’il t’a donné: nous sommes quittes. Voilà comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te bénis! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. A demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. Vous verrez à bien préparer l’acte de renonciation au greffe du tribunal.

Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par laquelle Eugénie accomplissait elle-même sa spoliation. Cependant, malgré sa parole, à la fin de la première année, le vieux tonnelier n’avait pas encore donné un sou des cent francs par mois si solennellement promis à sa fille. Aussi, quand Eugénie lui en parla plaisamment, ne put-il s’empêcher de rougir; il monta vivement à son cabinet, revint, et lui présenta environ le tiers des bijoux qu’il avait pris à son neveu.

– Tiens, petite, dit-il d’un accent plein d’ironie, veux-tu ça pour tes douze cents francs?

– O mon père! vrai, me les donnez-vous?

– Je t’en rendrai autant l’année prochaine, dit-il en les lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras toutes ses breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains, heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de sa fille.

Néanmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la nécessité d’initier sa fille aux secrets du ménage. Pendant deux années consécutives il lui fit ordonner en sa présence le menu de la maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes. Vers la troisième année il l’avait si bien accoutumée à toutes ses façons d’avarice, il les avait si véritablement tournées chez elle en habitudes, qu’il lui laissa sans crainte les clefs de la dépense, et l’institua la maîtresse au logis.

Cinq ans se passèrent sans qu’aucun événement marquât dans l’existence monotone d’Eugénie et de son père. Ce fut les mêmes actes constamment accomplis avec la régularité chronométrique des mouvements de la vieille pendule. La profonde mélancolie de mademoiselle Grandet n’était un secret pour personne; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononcé par elle ne justifia les soupçons que toutes les sociétés de Saumur formaient sur l’état du cœur de la riche héritière. Sa seule compagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns de leurs amis qu’ils avaient insensiblement introduits au logis. Ils lui avaient appris à jouer au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans l’année 1827, son père, sentant le poids des infirmités fut forcé de l’initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui disait, en cas de difficultés, de s’en rapporter à Cruchot le notaire, dont la probité lui était connue. Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrès. Grandet fut condamné par monsieur Bergerin. En pensant qu’elle allait bientôt se trouver seule dans le monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus près de son père, et serra plus fortement ce dernier anneau d’affection. Dans sa pensée, comme dans celle de toutes les femmes aimantes, l’amour était le monde entier, et Charles n’était pas là. Elle fut sublime de soins et d’attentions pour son vieux père, dont les facultés commençaient à baisser, mais dont l’avarice se soutenait instinctivement. Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. Dès le matin il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d’or. Il restait là sans mouvement, mais il regardait tour à tour avec anxiété ceux qui venaient le voir et la porte doublée de fer. Il se faisait rendre compte des moindres bruits qu’il entendait; et, au grand étonnement du notaire, il entendait le bâillement de son chien dans la cour. Il se réveillait de sa stupeur apparente au jour et à l’heure où il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers, ou donner des quittances. Il agitait alors son fauteuil à roulettes jusqu’à ce qu’il se trouvât en face de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et veillait à ce qu’elle plaçât en secret elle-même les sacs d’argent les uns sur les autres, à ce qu’elle fermât la porte. Puis il revenait à sa place silencieusement aussitôt qu’elle lui avait rendu la précieuse clef, toujours placée dans la poche de son gilet, et qu’il tâtait de temps en temps. D’ailleurs son vieil ami le notaire, sentant que la riche héritière épouserait nécessairement son neveu le président si Charles Grandet ne revenait pas, redoubla de soins et d’attentions: il venait tous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait à son commandement à Froidfond, aux terres, aux prés, aux vignes, vendait les récoltes, et transmutait tout en or et en argent qui venait se réunir secrètement aux sacs empilés dans le cabinet. Enfin arrivèrent les jours d’agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait à lui et roulait toutes les couvertures que l’on mettait sur lui, et disait à Nanon:

– Serre, serre ça, pour qu’on ne me vole pas. Quand il pouvait ouvrir les yeux, où toute sa vie s’était réfugiée, il les tournait aussitôt vers la porte du cabinet où gisaient ses trésors en disant à sa fille:

– Y sont-ils? y sont-ils? d’un son de voix qui dénotait une sorte de peur panique.

– Oui, mon père.

– Veille à l’or, mets de l’or devant moi.

Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidement le même objet; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible.

– Ça me réchauffe! disait-il quelquefois en laissant paraître sur sa figure une expression de béatitude.

Lorsque le curé de la paroisse vint l’administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d’argent qu’il regarda fixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir. Ce dernier effort lui coûta la vie. Il appela Eugénie, qu’il ne voyait pas quoiqu’elle fût agenouillée devant lui et qu’elle baignât de ses larmes une main déjà froide.

– Mon père, bénissez-moi.

– Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça là-bas, dit-il en prouvant par cette dernière parole que le christianisme doit être la religion des avares.

Eugénie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison, n’ayant que Nanon à qui elle pût jeter un regard avec la certitude d’être entendue et comprise, Nanon, le seul être qui l’aimât pour elle et avec qui elle pût causer de ses chagrins. La grande Nanon était une providence pour Eugénie. Aussi ne fut-elle plus une servante, mais une humble amie. Après la mort de son père, Eugénie apprit par maître Cruchot qu’elle possédait trois cent mille livres de rente en biens-fonds dans l’arrondissement de Saumur, six millions placés en trois pour cent à soixante francs, et il valait alors soixante-dix-sept francs; plus deux millions en or et cent mille francs en écus, sans compter les arrérages à recevoir. L’estimation totale de ses biens allait à dix-sept millions.