Charles put enfin exprimer ses sentiments.

– Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance.

– Que voulez-vous, dit-elle effrayée.

– Ecoutez, ma chère cousine, j’ai là… Il s’interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d’un surtout de cuir.

– Là, voyez-vous, une chose qui m’est aussi précieuse que la vie. Cette boîte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même l’or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire; mais, accomplie par moi, cette action me paraîtrait un sacrilège. Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots.

– Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle tous deux ils se jetèrent un regard humide, non, je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge. Il alla prendre la boîte, la sortit du fourreau, l’ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire où le travail donnait à l’or un prix bien supérieur à celui de son poids.

– Ce que vous admirez n’est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière. Il tira deux portraits, deux chefs-d’œuvre de madame de Mirbel, richement entourés de perles.

– Oh! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv…

– Non, dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous êtes digne de les conserver; mais détruisez-les, afin qu’après vous ils n’aillent pas en d’autres mains… Eugénie se taisait.

– Hé! bien, oui, n’est-ce pas? ajouta-t-il avec grâce.

En entendant les mots qu’elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards où il y a presque autant de coquetterie que de profondeur; il lui prit la main et la baisa.

– Ange de pureté! entre nous, n’est-ce pas?… l’argent ne sera jamais rien. Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais.

– Vous ressemblez à votre mère. Avait-elle la voix aussi douce que la vôtre?

– Oh! bien plus douce…

– Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupières. Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous êtes fatigué. A demain.

Elle dégagea doucement sa main d’entre celles de son cousin, qui la reconduisit en l’éclairant. Quand ils furent tous deux sur le seuil de la porte:

– Ah! pourquoi suis-je ruiné, dit-il.

– Bah! mon père est riche, je le crois, répondit-elle.

– Pauvre enfant, reprit Charles en avançant un pied dans la chambre et s’appuyant le dos au mur, il n’aurait pas laissé mourir le mien, il ne vous laisserait pas dans ce dénûment, enfin il vivrait autrement.

– Mais il a Froidfond.

– Et que vaut Froidfond?

– Je ne sais pas; mais il a Noyers.

– Quelque mauvaise ferme!

– Il a des vignes et des prés…

– Des misères, dit Charles d’un air dédaigneux. Si votre père avait seulement vingt-quatre mille livres de rente, habiteriez-vous cette chambre froide et nue? ajouta-t-il en avançant le pied gauche.

– Là seront donc mes trésors, dit-il en montrant le vieux bahut pour voiler sa pensée.

– Allez dormir, dit-elle en l’empêchant d’entrer dans une chambre en désordre.

Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire.

Tous deux ils s’endormirent dans le même rêve, et Charles commença dès lors à jeter quelques roses sur son deuil. Le lendemain matin, madame Grandet trouva sa fille se promenant avant le déjeuner en compagnie de Charles. Le jeune homme était encore triste comme devait l’être un malheureux descendu pour ainsi dire au fond de ses chagrins, et qui, en mesurant la profondeur de l’abîme où il était tombé, avait senti tout le poids de sa vie future.

– Mon père ne reviendra que pour le dîner, dit Eugénie en voyant l’inquiétude peinte sur le visage de sa mère.

Il était facile de voir dans les manières, sur la figure d’Eugénie et dans la singulière douceur que contracta sa voix, une conformité de pensée entre elle et son cousin. Leurs âmes s’étaient ardemment épousées avant peut-être même d’avoir bien éprouvé la force des sentiments par lesquels ils s’unissaient l’un à l’autre. Charles resta dans la salle, et sa mélancolie y fut respectée. Chacune des trois femmes eut à s’occuper. Grandet ayant oublié ses affaires, il vint un assez grand nombre de personnes. Le couvreur, le plombier, le maçon, les terrassiers, le charpentier, des closiers, des fermiers, les uns pour conclure des marchés relatifs à des réparations, les autres pour payer des fermages ou recevoir de l’argent. Madame Grandet et Eugénie furent donc obligées d’aller et de venir, de répondre aux interminables discours des ouvriers et des gens de la campagne. Nanon encaissait les redevances dans sa cuisine. Elle attendait toujours les ordres de son maître pour savoir ce qui devait être gardé pour la maison ou vendu au marché. L’habitude du bonhomme était, comme celle d’un grand nombre de gentilshommes campagnards, de boire son mauvais vin et de manger ses fruits gâtés. Vers cinq heures du soir, Grandet revint d’Angers ayant eu quatorze mille francs de son or, et tenant dans son portefeuille des bons royaux qui lui portaient intérêt jusqu’au jour où il aurait à payer ses rentes. Il avait laissé Cornoiller à Angers, pour y soigner les chevaux à demi fourbus, et les ramener lentement après les avoir bien fait reposer.

– Je reviens d’Angers, ma femme, dit-il. J’ai faim.

Nanon lui cria de la cuisine:

– Est-ce que vous n’avez rien mangé depuis hier?

– Rien, répondit le bonhomme.

Nanon apporta la soupe. Des Grassins vint prendre les ordres de son client au moment où la famille était à table. Le père Grandet n’avait seulement pas vu son neveu.

– Mangez tranquillement, Grandet, dit le banquier. Nous causerons. Savez-vous ce que vaut l’or à Angers où l’on en est venu chercher pour Nantes? je vais en envoyer.

– N’en envoyez pas, répondit le bonhomme, il y en a déjà suffisamment. Nous sommes trop bons amis pour que je ne vous évite pas une perte de temps.

– Mais l’or y vaut treize francs cinquante centimes.

– Dites donc valait.