Prévenez-nous si vous trouvez une seule fille moche dans cette ville. Ceux qui, partout ailleurs, sont statistiquement anormaux (les beaux et les musclés) représentent ici la norme; ils en deviennent presque ennuyeux (rappelons toutefois que je suis un militant de l’ennui). Il y a toujours une fille plus jeune et jolie que la précédente. Suave torture. Mais l’Envie est un des sept péchés capitaux. Miami, ville jumelée avec Sodome, Gomorrhe et Babylone!
A Coconut Grove, un type promène six chihuahuas en laisse et ramasse leur merde avec un gant en plastique. Il croise des trafiquants de salsa et des skieurs de fond sur roulettes. Groupes d’êtres bronzés qui parlent dans des cellulaires devant le Colony. Nous comprenons qu’à Miami nous sommes à l’intérieur d’une publicité géante. Ce n’est plus la publicité qui copie la vie, c’est la vie qui copie la publicité. Des Cadillac roses dont le plancher est éclairé au néon vibrent au rythme du rap chicanos. Tant de beauté et de richesse ne peuvent que donner le tournis. Au News Café, nous dévisageons les top-models mais préférerions les défigurer.
Le district Art Déco de Miami se trouve au sud de la ville et au bord de la mer. Il a été construit dans les années 30 pour les retraités. Au début des années 40, beaucoup de militaires ont été mobilisés à Miami car PUS Army craignait une attaque japonaise sur la Floride. Puis la chute de Batista en 1959 entraîna une forte immigration cubaine. Miami mêle donc les retraités (propriétaires des fonds de pension, pour lesquels tous les salariés du monde occidental travaillent à longueur d’année), les militaires (qui les protègent) et les Cubains (qui les droguent): le cocktail parfait. Dans les années 70, la crise pétrolière calma la ville. On la crut finie, démodée, has-been, jusqu’à ce qu’une publicité la relance dix ans plus tard, en 1985.
Cette année-là, Bruce Weber shoota une série de photos pour Calvin Klein sur Océan Drive. La parution de ces quelques pages de pub dans les magazines du monde entier fit instantanément de Miami la capitale mondiale de la mode. Miami est la ville dont le prince est un photographe. Si les nazis avaient bénéficié de la force de frappe publicitaire d’un tel lieu, ils auraient assassiné dix fois plus de monde. Christy Turlington y fut découverte sur la plage par un «talent scout».
Puis Gianni Versace réalisa tous ses catalogues sur place, avant d’y mourir assassiné le 15 juillet 1997. Des êtres à roulettes, Cubaines cuivrées, gays en short, glissent sur les trottoirs, leurs yeux cachés derrière des Oakley dernier modèle. Toutes ces choses ne sont pas contradictoires.
Finalement les nazis ont gagné: même les blacks se teignent les cheveux en blond. Nous nous battons pour ressembler à la joyeuse Hitlerjugend, avec des tablettes de Galak sur l’abdomen. Les antisémites ont obtenu ce qu’ils voulaient: Woody Allen fait marrer les filles mais elles préfèrent tout de même coucher avec le blond Aryen Rocco Siffredi.
A l’ombre d’un palmier déplumé, nous contemplons le Volleypalooza, un tournoi de volley-ball sur la plage qui oppose pendant deux jours les agences de mannequins entre elles. Steven Meisel et Peter Lindbergh arbitrent. (D’ailleurs ils arbitrent aussi la planète pendant les 363 autres jours de l’année.) Des perfections en bikinis rouges et noirs smashent sur le sable brûlant. Des gouttes de sueur mêlée d’eau de mer s’envolent de leurs cheveux blonds pour atterrir sur le nombril crémeux de leurs copines qui rient. De temps à autre, la brise légère venue de l’océan leur donne un peu la chair de poule; même de loin, nous pouvons nous délecter de voir leurs bras frissonner délicatement. Le sable éparpillé sur leurs frêles épaules brille comme une pluie de paillettes fines. Ce spectacle blesse notre coeur d’une langueur monotone. Ce qui nous tue le plus, ce sont leurs dents blanches. Si seulement j’avais enregistré un disque vendu à dix millions d’exemplaires, nous n’en serions pas là. Ah, au fait, c’est l’équipe des bikinis rouges qui a remporté le Volleypalooza. La capitaine de l’équipe gagnante a 15 ans; à côté, Cameron Diaz, Uma Thurman, Gisèle Bundchen et Heather Graham sont quatre vieux thons. Et arrêtez de croire que nous ne pensons qu’à les niquer, ces merveilleuses. Nous nous en foutons pas mal de leur vagin. Nous, ce qu’on voudrait, c’est effleurer leurs paupières du bout des lèvres, c’est frôler leur front du bout des doigts, c’est être allongé le long de leur corps, c’est les écouter nous raconter leur enfance en Arizona ou en Caroline du Sud; ce qu’on voudrait c’est regarder un feuilleton à la télé en croquant des noix de cajou avec elles et juste, de temps en temps, leur remettre une mèche de cheveux derrière l’oreille, vous voyez ce que je veux dire ou pas? Oh nous saurions nous occuper de vous, commander des sushis au room-service, danser un slow sur «Angie» des Rolling Stones, rire en évoquant des souvenirs de lycée, oui, car nous avons les mêmes souvenirs de lycée (la première cuite à la bière, les coupes de cheveux ridicules, le premier amour qui est aussi le dernier, les blousons en jean, les boums, le hard-rock, La Guerre des étoiles, tout ça), mais les canons préfèrent toujours les bookeurs pédés et les conducteurs de Ferrari et c’est pourquoi la planète ne tourne pas rond. Non, je ne suis pas un obsédé sexuel mais il n’y a pas de mot pour dire obsédé du poumon. Ou alors si: je suis un «obsédé pulmonaire», voilà.
Le soir, nous dînons avec quelques sous-tops sur un yacht de location. Après le dessert, Enrique Baducul parie mille dollars avec l’une d’entre elles qu’elle n’est pas cap’ d’enlever sa culotte et de la jeter au plafond pour voir si elle y restera collée. La fille s’exécute et nous rigolons alors que ce n’est pas très drôle (sa culotte est retombée sur le plat de spaghetti). Le monde entier est prostitué. Payer ou être payé, telle est la question. Grosso merdo, jusqu’à la quarantaine on est payé; après, on paye les autres, c’est ainsi — le Tribunal de la Beauté Physique est dépourvu d’appel. Des play-boys à la barbe de quatre jours regardent si on les regarde, et nous les regardons regarder si on les regarde, et ils nous regardent les regarder regarder si on les regarde et c’est un ballet sans fin qui rappelle le «palais des glaces», une vieille attraction de fête foraine, sorte de labyrinthe de miroirs où l’on se cogne contre son propre reflet. Je me souviens que, petits, nous en sortions couverts de bosses à force de nous foutre des coups de boule à nous-mêmes.
3
Océan Drive aux néons qui électrocutent les passants fluorescents. Le vent chaud emporte les flyers des soirées disparues. La veille, au Living Room, les filles dansaient comme des quartiers de viande. (Au Living Room, si tu rentres, c’est que tu es une VIP. Une fois à l’intérieur, si tu as une table, c’est que tu es une VVIP. S’il y a une bouteille de Champagne sur ta table, c’est que tu es une VVVIP. Et si la patronne te fait la bise sur la bouche, soit tu es une VVVVIP, soit tu es Madonna.) Miami Beach est une gigantesque confiserie: les immeubles ressemblent à des icecreams et les filles à des bonbons qu’on aimerait laisser fondre sous la langue.
Réveil à six du mat’ pour tourner dans la plus belle lumière. Nous avons loué une maison de milliardaires à Key Biscayne, avec des copies de tableaux de Tamara de Lempicka sur les murs. Tamara (la nôtre) s’habitue vite à sa nouvelle vie de pub-star. On la coiffe, la maquille, la saoule de café dans le camionrégie. Les décorateurs sont chargés de repeindre la pelouse (pas assez verte par rapport au story-board). Le chef-op’ donne des ordres incompréhensibles à des techniciens compréhensifs. Ils passent leur temps à mesurer l’éclairage en s’échangeant des chiffres cabalistiques:
— Essaie de passer en 12 sur le 4.
— Non, on va tenter une autre focale, mets-moi le 8 en 14.
Charlie et moi, nous mangeons tout ce que le catering nous propose: chewing-gums, ice-creams au fromage, bubble-gums, hamburgers de saumon, chewing-gums d’ice-creams de saumon au fromage de poulets en sashimis. Soudain, il est huit heures et demie et Enrique ne sourit plus.