— Oh là là qu’il est fatigant depuis qu’il ne sniffe plus! Tu crois que je réfléchis jamais? Bien sûr que ça me débecte ce boulot, seulement moi je pense à ma femme, à mes enfants, je ne suis pas mégalo au point de croire que je vais tout révolutionner, bordel, Octave, un peu d’humilité! Suffit d’éteindre ta télé, de ne plus aller chez McDo, la merde ambiante n’est pas de ma faute, c’est la vôtre, à vous qui achetez des Nike fabriquées par des esclaves indonésiens! Facile de rouspéter sur le système tout en le faisant fonctionner! Et puis arrête de me prendre pour un demeuré sous prétexte que je suis pété de pognon! Bien sûr qu’il y a des trucs qui m’insupportent. Pas tellement le fait de choisir des castings à la peau blanche, parce que ça, on n’y peut rien, c’est la cible qui est raciste, pas l’annonceur. Ni le prodige de faire parler les morts: l’image des grands artistes leur a toujours échappé, tous ces génies se retournaient déjà dans leur tombe de leur vivant. Non, moi, ce qui m’énerve, vois-tu, mon petit Gucche, ce sont toutes les nouvelles fêtes que la pub a inventées pour pousser les gens à consommer: j’en ai ras le bol de voir ma famille tomber dans le panneau, fêter Noël, à la rigueur — même si le Père Noël reste l’invention d’une chaîne de distrib’ américaine — , mais la Fête des Mères du Maréchal Pétain, la Fête des Pères, la Fête des Grand-Mères du café éponyme, Halloween, la Saint-Patrick, la Saint-Valentin, le Nouvel An Russe, le Nouvel An Chinois, la journée Nutrasweet, les réunions Tupperware, c’est n’importe quoi! Bientôt le calendrier sera rempli de marques: les saints seront remplacés par 365 logos!
— Eh ben tu vois, patron, que j’ai raison de te pousser dans tes retranchements. Moi aussi je déteste Halloween: on avait la Toussaint avant, je ne vois pas pourquoi il a fallu aller chercher une fête outre-Atlantique.
— Ah mais parce que c’est le contraire! A la Toussaint on allait visiter ses morts alors qu’à Halloween ce sont les morts qui viennent nous rendre visite. C’est bien plus pratique, y a aucun effort à faire. Tout est là: LA MORT SONNE A TA PORTE! C’est ça qu’ils adorent! La mort VRP, comme un facteur qui vient fourguer le calendrier de la Poste!
— Je crois surtout que les gens préfèrent mille fois se déguiser en monstres et foutre des bougies dans une citrouille plutôt que de penser aux proches qu’ils ont perdus. Mais dans ton énumération, je te signale que tu as oublié la plus grosse fête commerciale: le Mariage, qui fait l’objet d’intenses campagnes de pub et de promo chaque année dès le mois de janvier — affichage pour la Boutique Blanche du Printemps et les listes aux Galeries Lafayette et au Bon Marché, couvertures de tous les magazines féminins, intoxication radio et télé, etc.
Complètement brainwashés, les jeunes couples croient qu’ils se marient parce qu’ils s’aiment, ou pour trouver le bonheur, alors qu’on veut juste leur vendre de la vaisselle, des serviettes de bain, des cafetières, un canapé, un four à micro-ondes…
— Tiens, ça me fait penser à un truc… Octave, tu te souviens sur Barilla, quand tu nous avais proposé une baseline avec le mot «bonheur» dedans?
— Ah oui… Le service juridique nous avait expliqué qu’on ne pouvait pas, c’est ça?
— Oui! Parce que le mot «bonheur» est une marque déposée par Nestlé!! LE BONHEUR APPARTIENT A NESTLÉ.
— Attends, ça ne m’étonne pas, tu sais que Pepsi veut déposer le bleu.
— Hein?
— Ouais, véridique, ils veulent s’acheter la couleur bleue, en être propriétaires, et c’est pas fini: ils financent des programmes d’éducation sur CD-Rom, distribués gratos dans les écoles primaires. Comme ça les enfants apprennent leurs leçons à l’école sur des ordinateurs Pepsi; ils s’habituent à lire le mot «soif» à côté de la couleur «Pepsi».
— Et quand ils regardent le ciel Pepsi, leurs yeux Pepsi s’éclairent et s’ils tombent de vélo, leurs tibias se couvrent d’ecchymoses Pepsi…
— Pareil avec Colgate: la marque offre des cassettes vidéo aux enseignants pour expliquer aux gosses qu’il faut se laver les dents avec leur dentifrice.
— Oui, j’en ai entendu parler. L’Oréal fait la même chose avec le shampooing «Petit Dop». Laver leurs cerveaux ne leur suffisait pas, alors ils s’attaquent aussi à leurs cheveux!
Philippe éclate d’un rire excessif qui n’empêche pas Octave de poursuivre:
– Ça me rassure que tu t’intéresses à tout ça…
— Je suis lucide: tant qu’il n’y aura rien d’autre, la pub prendra toute la place. Elle est devenue le seul idéal. Ce n’est pas la nature, c’est l’espérance qui a horreur du vide.
— C’est terrible. Non attends, ne pars pas, pour une fois qu’on cause, j’ai une anecdote encore meilleure. Quand les annonceurs ne savent plus comment vendre, ou bien sans raison, juste pour justifier leur salaire indécent, ils ordonnent un CHANGEMENT DE PACKAGING.
Ils paient alors très cher des sociétés pour relooker leurs produits. Ils font des heures de réunions. Un jour, j’étais chez Kraft Jacobs Suchard dans le bureau d’un garçon aux cheveux en brosse, Antoine Poissard, ou Ponchard, ou Paudard, enfin un nom comme ça…
— Poudard.
— … oui voilà, Poudard, ça ne s’oublie pas. Il me montrait les différents logos qu’on lui proposait. Il voulait mon avis. Il jubilait sur place, au bord de l’orgasme; il se sentait utile et important. Sur le sol, il étalait les projets de paquet et nous étions face à face dans cet immeuble de Vélizy, lui rasé de près, avec une cravate Tintin et Milou, moi en pleine descente de ce, nous buvions du café froid qu’une vieille secrétaire pas baisée depuis trente ans nous apportait en soufflant. Je l’ai regardé dans les yeux et à ce moment-là j’ai senti qu’il doutait, qu’il se demandait pour la première fois de sa vie ce qu’il foutait là, et je lui ai dit de choisir n’importe lequel, et il a tiré au sort le logo retenu en faisant «am, stram, gram, pic et pic et colégram, bour et bour et ratatam, am, stram, gram, pic, dam», et ce pack est aujourd’hui sur tous les rayonnages de tous les supermarchés d’Europe… C’est beau comme parabole, non? NOTRE CONDITIONNEMENT FUT TIRÉ AU SORT.
Mais cela fait longtemps que Philippe a tourné les talons. Il n’aime pas se laisser entraîner à mordre la main qui le nourrit. Il fuit la confrontation prolongée. Il range sa révolte au rayon «autodérision mensuelle pour déjeuners au Fouquet’s». C’est pour ça qu’il a sommeil de plus en plus tôt le matin.
Octave inspire et expire de l’air chaud. Des voiliers traversent la baie sans faire de bruit. Les filles de l’agence se font toutes faire des tresses dans les cheveux pour ressembler à Iman Bowie (résultat: elles ressemblent à Bo Derek vieille). Au moment du Jugement Dernier, quand on arrêtera tous les publicitaires pour leur demander des comptes, Octave ne pourra être tenu que pour partiellement responsable. Il n’aura tout juste été qu’un apparatchik, un employé légèrement mou, qui fut même, un jour, traversé par le doute — son séjour à Meudon pourra sans doute lui valoir les circonstances atténuantes et l’indulgence du jury. En plus, contrairement à Marronnier, il n’a jamais eu de Lion à Cannes.
Il téléphone à Tamara, sa pute platonique, en pensant à Sophie, la mère de l’enfant qu’il ne verra pas. Trop d’absentes dans sa vie.
— Je te réveille?
— Hier soir j’ai fait un client au Plaza, grésillet- elle, je te raconte pas, sa queue c’était un bras d’enfant, il m’aurait fallu un pied de biche pour l’enfourner. POUR L’AMEUBLEMENT L’ÉLECTROMÉNAGER BOUM BOUM CHOISISSEZ BIEN CHOISISSEZ BUT.
— Qu’est-ce que c’est que ça??
– Ça? Oh, rien, c’est pour ne pas payer le téléphone: ils diffusent quelques pubs de temps en temps et en échange, les communications sont gratuites.
— Tu as signé pour cette horreur?!
— CHEZ CASTO Y A TOUT CE QU’Y FAUT OUTILS ET MATÉRIAUX CASTOCASTOCASTORAMA. Ouais, enfin, on s’y fait, tu verras, moi je m’y suis habituée. Enfin, bref, donc mon client d’hier soir, heureusement qu’il était complètement défoncé, il bandait mou, mais monté comme un poney, je te jure, enfin je lui ai fait un petit strip sur le lit, il m’a demandé s’il pouvait sniffer un gé sur mes pieds et après on a regardé la télé, je m’en suis plutôt bien sortie. INTERMARCHÉ LES MOUSQUETAIRES DE LA DISTRIBUTION. Il est quelle heure?