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Et maintenant te voilà tout maigrelet. Tu as perdu 17 kilos en trois mois. Tu ne t’alimentes plus que par le nez. Chaque matin, tu te réveilles avec un bloc de craie solide dans ton nez plâtreux. Tu arrives au bureau à 5 heures 35 de l’après-midi. Quand Marc Marronnier t’en fait la remarque, tu réponds:
— Je fais la grève jusqu’à ce que tu me vires.
— Qu’est-ce qu’il y a? Tu veux une augmentation?
— Non, je veux vraiment tout plaquer.
— Qui t’a appelé? CLM? BDDP?
— Mais non, je veux arrêter! Tu ne comprends pas que je suis en train de crever? Regarde comme j’ai maigri!
— Ressembler à Kate Moss n’a jamais constitué un motif de licenciement.
— Mais je vais mourir d’une tumeur au cerveau!
— Impossible: tu n’as pas de cerveau.
— Mais je suis de moins en moins grand public!
— Je sais mais on a besoin de toi pour parler aux CSP.
Tu portes un costume Eric Bergère, une chemise Hedi Slimane pour Saint Laurent Rive Gauche- Hommes, des souliers Berluti, une montre Royal Oak d’Audemars Piguet (en attendant la Samsung Watch Phone qui fera aussi téléphone mobile), des lunettes StarckEyes, un caleçon Banana Republic acheté à New York. Tu es propriétaire d’un appartement de cinq pièces à Saint-Germain-des-Prés, décoré par Christian Liaigre. Tu possèdes aussi:
— une chaîne hi-fi Bang amp; Olufsen verticale avec 10 lecteurs de CD programmables à distance
— un téléphone Cosmo bi-bande GSM équipé d’un data-fax intégré
— six chaises Louis XV héritées de la maison de tes grands-parents
— un tabouret «Barcelona» de Mies van der Rohe
— une bibliothèque de Jean Prouvé contenant l’intégrale de la Pléiade (jamais ouverte)
— un magnétoscope tri-standard Sony
— la nouvelle Fiat TV de Philips
— un lecteur de DVD portable Sony Glasstron
— une Lounge Chair de Charles Eames (1956)
— une Playstation Sony
— un réfrigérateur double porte General Electric (rempli de caviar osciètre Petrossian, de foie gras micuit truffé de La Petite Auberge et de Champagne Cristal Roederer) avec congélateur géant et distributeur automatique de glaçons
— un caméscope numérique Sony PCI (360 grammes, 12 cm de haut, 5 cm de large)
— un appareil photo numérique Leica Digilux Zoom
— 24 verres de cristal Puiforcat
— trois tirages originaux de Jean-François Jonvelle
— un Basquiat de trois mètres carrés et un dessin de David Hockney
— une affiche de Jean Cocteau
— une table basse en ébène Modénature
— quelques originaux de Pierre Le Tan, Edmond Kiraz, René Gruau, Jean-Jacques Sempé, Jean-Philippe Delhomme, Voutch, Mats Gustafson
— un lampadaire Urban Outfitters
— 8 oreillers beiges et blancs en pashmina de chez Maisons de Famille
— un autographe encadré de Laetitia Casta
— des portraits de toi par Mario Testino, Ellen von Unwerth, Jean-Baptiste Mondino, Bettina Rheims, Dominique Issermann
— des photos de toi à côté d’Inès Sastre, Gérard Depardieu, Ridley Scott, Eva Herzigova, Naomi
Campbell, Caria Bruni, David Lynch, Thierry Ardisson
— une cave pleine de premiers grands crus classés bordelais livrés par les caves Augé (116, boulevard Haussmann, Paris 8e): Chasse-Spleen, Lynch Bages, Talbot, Petrus, Haut Brion, Smith Haut Laffitte, Cheval Blanc, Margaux, Latour, Mouton Rothschild…
— mille compact discs, DVD, CD roms et cassettes VHS
— une BMW Z3 dans sa place de parking louée à l’année sous le Café de Flore
— un sosie SDF en bas de chez toi
— cinq paires de Berluti, trois paires de Nike Air Max, une paire d’Adidas Micropacer (avec chronomètre intégré et un micro-ordinateur capable de mesurer la distance parcourue)
— trois manteaux en cachemire Hermès et trois en daim Louis Vuitton
— cinq costumes Dolce e Gabbana et cinq Richard James
— Sumo, le livre géant de photos d’Helmut Newton aux éditions Taschen (50 x 70 cm) sur son présentoir dessiné par Philippe Starck
— cinq jeans Helmut Lang et cinq paires de mocassins Gucci
— vingt chemises Prada et vingt tee-shirts Muji
— dix pulls en cachemire dix-huit fils Tsé par Huseyn Chalayan et dix Lucien Pellat-Finet (tout ce qui n’est pas en cachemire te gratte d’une façon insoutenable, sauf la vigogne)
— un placard contenant l’intégrale de la collection APC des dix dernières saisons
— un tableau de Ruben Alterio
— dix paires de lunettes de soleil Cutler and Gross
— une salle de bains entièrement meublée en Calvin Klein (serviettes de bains, peignoirs, porte-savon, produits de beauté, parfums, sauf les lotions qui viennent de chez Kiehl’s New York)
— l’iMac rose sur lequel est rédigé ce livre, un iBook orange connectable à Internet sans câble et une imprimante couleur Epson Stylus 740.
La plupart des autres objets que tu possèdes viennent de chez Colette. Quand ils ne viennent pas de chez Colette, cela veut dire qu’ils viennent de chez Catherine Memmi. Quand ils ne viennent ni de chez Colette, ni de chez Catherine Memmi, cela veut dire que tu n’es pas chez toi.
Tu dînes rarement dans des restaurants à moins de 100 euros par personne. En voyage, tu dors uniquement dans des Relais et Châteaux. Il y a trois ans que tu ne prends plus l’avion qu’en Business Class (sinon tu attrapes un torticolis en dormant) avec une couverture en cachemire (sinon ça te gratte; voir plus haut). A titre d’information, l’aller-retour Paris- Miami en Business coûte 62 000 francs (10 K-euros).
Avec toutes ces choses qui t’appartiennent, et la vie confortable que tu mènes, logiquement, tu es obligé d’être heureux. Pourquoi ne l’es-tu pas? Pourquoi plonges-tu sans cesse ton pif dans la schnouff? Comment peux-tu être malheureux avec 2 millions d’euros sur ton compte en banque? Si tu es au bout du rouleau, alors, qui est à l’autre bout?
L’autre jour, tu as fondu en larmes devant le magasin Bonpoint de la rue de l’Université. Devant des petits lits en bois blanc, des lampes en forme de nounours, des chaussures gris perle taille trois mois, des salopettes à 55 euros, un mini-pull à 94 euros, et tu pleurais comme un abruti et les clientes sortaient du magasin horrifiées, persuadées que ce pauvre type qui chialait devant la boutique avait perdu son enfant dans un accident de bagnole, mais tu n’as pas eu besoin d’accident pour perdre ton enfant.
Tu vas te bourrer la gueule dans ta cuisine géante. Tu te diriges vers le frigo ultra-moderne. Tu te reflètes dedans. Nerveusement, tu appuies sur le distributeur de glaçons. Ton verre d’Absolut déborde de glace. Tu maintiens la pression sur la manette jusqu’à ce que le sol de la cuisine soit recouvert d’ice cubes. Puis tu programmes la machine sur «glace pilée». Tu recommences à appuyer. Il neige sur le marbre noir. Tu contemples ton visage dans le réfrigérateur le plus cher du monde. C’était plus facile d’avoir un comportement de célibataire attardé quand tu savais qu’il y avait quelqu’un chez toi qui t’attendait avec amour. Tu es tellement coke que tu sniffes ta vodka par la paille. Tu sens le collapse arriver. Tu vois ta déchéance dans le miroir: savais-tu qu’étymologiquement, «narcissique» et «narcotique» viennent du même mot? Tu as vidé le réservoir à glace par terre. Tu glisses et te retrouves allongé sur dix centimètres de neige pilée. Tu te noies dans les cubes froids. Tu pourrais t’endormir au milieu de ces milliers d’icebergs. Couler comme une olive au fond d’un verre géant. Absolut Titanic. Tu flottes sur une patinoire artificielle. Ta joue gelée adhère au carrelage. Sous ton corps il y a de quoi rafraîchir un régiment; or tu es une armée, en pleine retraite de Russie. Tu suces le sol. Tu avales le sang qui coule directement de ton nez à ta gorge. Tu as juste le temps d’appeler le Samu sur ton portable avant de perdre connaissance.